Six nations : système différent, lacunes offensives, effectif vieillissant... L’Irlande est-elle toujours aussi forte qu’avant ?

Lessivés de bonheur, ou de tristesse. Le 11 février 2023, l’équipe de France était tombée les armes à la main face à l’Irlande, 32-19, au terme d’un match merveilleux d’intensité à Dublin, grand point culminant d’une sublime rivalité entre les deux formations. Oubliée l’humiliante gifle reçue à Marseille en ouverture du dernier Tournoi des six nations, les hommes de Fabien Galthié retrouvent Caelan Doris et les siens, ce samedi à l’Aviva Stadium, dans le match décisif de cette édition 2025. Un test de caractère pour cette génération bleue, entouré d’une interrogation prédominante : l’ogre irlandais fait-il toujours aussi peur qu’avant ?

Au sortir de la dernière tournée d’automne, l’Irlande ne semblait plus aussi monstrueuse que ce qu’elle avait été ces deux dernières années (deux Tournoi des six nations remportés dont un Grand Chelem et une série de 18 succès consécutifs entre 2022 et 2023). Deux victoires à l’arraché contre l’Argentine (22-19) et l’Australie (22-19), et une cinglante défaite contre la Nouvelle-Zélande (13-23), battue une semaine plus tard au Stade de France, pour un bilan contrasté. Tous ces résultats avec un système de jeu offensif ponctué d’un rare déchet technique et des individualités loin d’être souveraines, éveillant questions et optimisme dans l’Hexagone.

Les Irlandais sont moins bons et moins précis

Philippe Saint-André

Plusieurs spécialistes du rugby français, dont Philippe Saint-André, ont ainsi confirmé la tendance au cours des derniers mois. «En novembre, j’ai trouvé les Irlandais moins bons et moins précis qu’avant. Contre les All Blacks, ils ont été complètement dominés. Ils gagnent l’Argentine mais avec beaucoup de réussite», assurait l’ancien sélectionneur des Bleus dans l’émission viàMidol il y a plusieurs semaines. Moins forts, moins précis, bousculés. Sans oublier l’absence du sélectionneur Andy Farrell, à la tête de la sélection depuis 2020, prenant du recul pour préparer la tournée des Lions, et remplacé par son adjoint Simon Easterby dans le cadre de ce Tournoi des six nations.

Mais quelques mois plus tard, les faits sont, comptablement, difficilement contestables. Le XV du Trèfle a remis les pendules à l’heure, en est à trois victoires en trois matches dans ce Tournoi (dont une démonstration à Murrayfield), et est la seule équipe encore capable de réaliser le Grand Chelem. «Le bilan du début de Tournoi est plutôt bon. Le premier match  face à l’Angleterre a été difficile, mais la tactique a permis de s’en sortir. Au final, sur les deux premières journées (Angleterre et Écosse), cela fait deux victoires bonifiées», assure au Figaro Brett Igoe, entraîneur au Leinster development et analyste rugby.

Un système à l’évidence moins souverain

Malgré un début de compétition solide du point de vue comptable, le coach irlandais dresse un bilan contrasté quant au jeu produit sur le carré vert : «L’attaque irlandaise n’est pas aussi bonne que ce qu’elle a été, il y a eu des changements. Stuart Lancaster a réalisé un important travail offensif au Leinster durant sept ans (2016-2023) et le même système avait été introduit en Irlande. Mais ce dernier a désormais changé et l’équipe souffre peut-être un peu plus. Les Irlandais se sont néanmoins améliorés dans le secteur défensif, grâce aux méthodes d’entraînement de Jacques Nienaber (entraîneur sud-africain du Leinster depuis 2024, NDLR).» Moins de possessions et de séquences éreintantes, plus de jeu au pied ou d’occupation pour mettre l’adversaire sous pression. Ainsi évolue l’Irlande cette saison.

Certes, le jeu du Trèfle semble donc parfois suffisant offensivement et repose de plus en plus sur ses individualités, mais les Irlandais conservent globalement une solide intensité quand l’instant le demande, sans oublier leur maestria défensive au milieu du terrain avec Bundee Aki, combinée à un savoir-faire dans le jeu au sol qui reste toujours diaboliquement efficace. «Ils ralentissent énormément les ballons dans les rucks adverses, parfois de manière illégale».

«L’équipe a connu des lacunes à Cardiff»

Deux victoires probantes contre l’Angleterre - malgré «vingt dernières minutes difficiles» avec deux essais encaissés - et l’Écosse. Mais les Irlandais sont passés proches de la catastrophe inattendue il y a deux semaines face aux Gallois (27-18), qui restaient pourtant sur 14 défaites consécutives. D’importantes lacunes dans le jeu et en conquête (4 pénalités concédées en mêlée dans le premier acte), une défense incroyablement friable (33 plaquages ratés) et une certaine arrogance offensive, en clair, une Irlande méconnaissable - hormis dans le secteur du jeu au pied, maîtrisé, en toutes circonstances, à la perfection - laissant à nouveau planer un doute sur le réel niveau de James Lowe et des siens : «Les absences du capitaine Doris (troisième ligne) et de Furlong (pilier droit) ont évidemment posé des problèmes. L’équipe alignée était légèrement plus faible et a connu des lacunes dans différents secteurs à Cardiff, la mêlée notamment», analyse Igoe.

Prendergast, le poids du mythique numéro 10

Outre le collectif moins serein, un joueur attire à chaque sortie les regards. Présenté en digne héritier de Jonathan Sexton, statut loin d’être facile à porter, Sam Prendergast a connu un début de Tournoi mouvementé. Constamment mis sous pression par l’Angleterre, il a ensuite récité sa partition à merveille en Écosse derrière un pack conquérant, avant de réaliser une performance mitigée à Cardiff. Si le jeune Leinsterman est capable, dans un grand jour, d’animer comme son illustre prédécesseur, il semble dangereusement peiner dans le deuxième secteur, mettant en péril la stabilité défensive des siens.

Après trois journées, l’Irlandais est tout simplement le pire plaqueur de la compétition (18/33 dans l’exercice). Contre le pays de Galles, Sam Easterby avait choisi de le décharger du centre du terrain en le cachant à plusieurs reprises sur les extérieurs. Une faille que les Gallois avaient pris un malin plaisir à exploiter, et que le XV de France, armé de ses ailiers supersoniques, serait bien également tenté d’utiliser si la situation se reproduisait. «La concurrence autour du poste d’ouvreur est bonne, il y a plusieurs options. Sam Prendergast apprend match après match», positive néanmoins Brett Igoe sur le jeune numéro 10, attendu au tournant ce samedi.

Un effectif sur le déclin ?

Un doute continuel autour du poste d’ouvreur, si cher à l’Irlande, qui interroge d’un point de vue plus large : l’effectif est-il aussi consistant qu’auparavant ? Une chose est sûre, le système irlandais compte plus que tout sur sa province star : «Le Leinster forme en grande partie l’effectif de l’équipe nationale. Les trois autres provinces, l’Ulster, le Munster et le Connacht, ont eu du mal à produire des joueurs pour l’Irlande. Il n’y avait, par exemple, aucun joueur de l’Ulster dans l’équipe irlandaise face au pays de Galles. Seulement trois du Connacht et trois du Munster», explique Igoe, avant de poser un regard plus positif sur l’effectif actuel : «Sheehan et Kelleher sont tous deux aussi bons que les talonneurs français (...) Doris, Van Der Flier, Conan et O’Mahony, sans oublier Baird, sont d’excellents troisième ligne.»

Le Munster, l’Ulster et le Connacht doivent former plus de joueurs de niveau international

Brett Igoe

Il y a néanmoins de quoi être inquiet pour l’avenir côté irlandais. «Le poste de demi de mêlée est un problème, avec Gibson-Park (33 ans) et Murray (35 ans). Les centres sont bons, mais Bundee Aki a 34 ans. Le développement des ailes en Irlande a été médiocre, Lowe et Hansen, les deux titulaires, sont respectivement originaires de Nouvelle-Zélande et d’Australie, et le staff a peu de confiance en Larmour (Leinster) ou en Stockdale (Ulster)».

«Oui, l’Irlande a un effectif fourni sur la plupart des postes, du moins actuellement», assure le spécialiste irlandais, mais la tendance montre qu’il ne reste plus forcément beaucoup de temps avant que cette génération dorée ne s’éteigne. En témoignent O’Mahony, Murray et Healy, trois légendes du maillot vert, qui ont annoncé leur prochaine retraite internationale en milieu de semaine dernière.

«Le pays possède aujourd’hui un très grand club avec le Leinster, mais il est nécessaire que les trois autres s’améliorent. Pour que l’équipe nationale continue à performer, le Munster, l’Ulster et le Connacht doivent former plus de joueurs de niveau international», analyse fatalement Brett Igoe. Une Irlande quelque peu sur le déclin, qui reste solide et semble toujours capable de grands coups d’éclat, mais qui cultive donc l’inconstance et les doutes cette saison, comme rarement depuis cinq ans. Des conditions réunies et une fenêtre de tir à saisir côté bleu, pour taper une première fois du poing sur la table de l’Europe, à deux ans de la Coupe du monde 2027…