Pierre Tevanian, philosophe : « Les antiwokistes usurpent le cachet des Lumières »

S’il y a bien un champ ravagé par l’enflure et l’esbroufe aujourd’hui, c’est celui de la lutte contre ledit « wokisme » : largement fabriqués à partir de « faits alternatifs », les ouvrages dénonçant un nouveau « totalitarisme » paraissent à flux continu, se revendiquant souvent de l’héritage des Lumières.

Philosophe et co-animateur du collectif Les mots sont importants, Pierre Tevanian s’attelle avec minutie et patience à défaire ce rapt proprement insensé dans son dernier livre, Soyons woke, sous-titré Plaidoyer pour les bons sentiments. Une contribution bienvenue, aiguisée et parfois vengeresse dans cette guerre déclarée par les réactionnaires contre l’égalité et la justice sociale…

Votre livre s’ouvre sur une référence à Pierre-Édouard Stérin qui, dans son plan Périclès, installe la lutte contre le « wokisme » comme une priorité absolue… Et il sort en même temps qu’un autre ouvrage, dirigé par les animateurs de l’Observatoire d’éthique universitaire – autoproclamé –, qui avait été déprogrammé par les PUF après la découverte que Stérin soutient cette officine. La boucle est éloquente…

C’est en effet un bon symptôme, cette histoire. D’abord, on parle d’un livre derrière lequel il y a Pierre-Édouard Stérin, dont l’organisation Périclès a pour but revendiqué la prise du pouvoir d’État par l’union des droites extrêmes. Un livre écrit par des gens qui ont leur rond de serviette sur les plateaux de Vincent Bolloré.

Ensuite, des livres qui ne sont pas publiés, ça arrive tous les jours. A fortiori, un livre qu’un éditeur renonce à publier parce qu’il apprend des liens organiques avec une telle nébuleuse, ça devrait être dans l’ordre des choses. Or, justement, il n’y a eu aucun renoncement. Il a suffi, après l’annonce de la suspension, de quelques bombements de torse sur les réseaux sociaux pour que le livre soit illico reprogrammé, à sa date initiale. Et qu’il vienne donc s’ajouter à la liste non exhaustive que je dresse dans mon livre : une trentaine de titres en cinq ans, qui tous présentent le « wokisme » comme le grand fléau de l’époque. Bref : rien qui s’apparente à une vraie censure !

Comme dans la plupart des cas dont nous parlent ces gens – toujours les deux mêmes, une conférence de Sylviane Agacinski et une représentation des Suppliantes d’Eschyle –, aucune annulation n’a eu lieu, ni même été demandée. Il n’y a, à chaque fois, que des critiques, puis, au pire, un report, mais aucune annulation. Ces gens qui jouent les martyrs sont en fait ultradominants, quasi intouchables.

Comment sortir d’un champ lexical aussi savamment piégé ?

Je fais cette proposition : le « wokisme » désignant la valorisation de l’éveil et de la vigilance éthique, l’antiwokisme est donc une valorisation de l’assoupissement et du sommeil de la raison. C’est un sleepisme ! Au-delà de la pirouette, destinée, elle aussi, à réveiller les esprits, mon livre vise à rétablir certains faits : le « wokisme » n’existe pas comme courant, avec des dirigeants ou un clergé, et lesdits « wokistes » n’ont ni l’intention ni le pouvoir de lyncher leurs adversaires, d’interdire leurs livres ou d’annuler leurs événements.

Tout juste peuvent-ils chahuter ou obtenir un report. Ceux qui ont vraiment ce pouvoir, et qui ne se privent pas de l’exercer sous toutes ses formes, ce sont plutôt les défenseurs de l’ordre établi, et souvent à la demande des antiwokistes !

Après, pour aller plus loin que ce simple rappel des faits, on peut se demander si ça ne devrait pas être normal qu’une conférence transphobe, par exemple, soit empêchée de se dérouler « normalement ». S’opposer par la manifestation, par la contre-argumentation, ou la satire, ou la plainte en justice en cas d’incitation à la haine et à la violence, cela me paraît parfaitement légitime dès lors qu’on a affaire à des discours éminemment toxiques – offensants, injurieux ou humiliants : on peut tout à fait comprendre que celles et ceux qui subissent ces discours et leurs effets sociaux très concrets – des agressions et des discriminations – n’aient pas envie de subir en silence.

Cela n’a rien d’américain ni de récent, et cela ne tue pas la démocratie. C’est au contraire dans le droit fil des traditions progressistes, de toute éternité, en France et au-delà : le but a toujours été de défaire les structures étatiques, sociales, idéologiques et culturelles qui assoient l’oppression raciste, sexiste, de classe ou autre… Cet horizon d’abolition de l’oppression est au cœur de toutes les traditions de gauche. C’est cette évidence que les antiwokistes s’évertuent à démolir, et qu’il faut donc défendre aujourd’hui.

Dans votre livre, vous vous évertuez à libérer les philosophes des Lumières souvent retournés pour défendre l’ordre du monde. Expliquez-nous.

C’est simple : ce que font les antiwokistes avec la philosophie des Lumières est ni plus ni moins que de l’appropriation culturelle. Ils accaparent leur héritage et en font un usage purement instrumental pour se grimer en héros de la libre pensée, mais à contre-emploi et à contresens. Je m’appuie, dans un chapitre, sur une conférence de Jean-François Braunstein, qui fait du wokisme l’ennemi civilisationnel.

Ce philosophe de profession passe une heure et demie à asséner des choses qu’un éclair de fact-checking peut dissoudre. Aux États-Unis, on apprend, dit-il, aux élèves de 5 ans qu’ils doivent changer de sexe, qu’ils doivent se haïr parce qu’ils sont racistes avec les Noirs, que les mathématiques, c’est colonial, « etc. ». Cet « etc. » constitue d’ailleurs son principal ressort argumentatif, ou plutôt ce qui le dispense de finir ses phrases et de développer le moindre argumentaire. Et le tout se conclut par un appel à des sauveurs qui se nomment Orban, Trump ou Ron DeSantis.

Oui, ce qui tombe assez mal quand on connaît l’œuvre de Diderot ! Braunstein explique que le très grand tort du « wokisme » est de remettre en cause trois dualismes fondateurs de la rationalité et de la civilisation : l’opposition radicale entre la vie et la mort, celle entre l’homme et l’animal, et celle entre l’homme et la femme. Or, il se trouve que la philosophie, depuis son origine, repose précisément sur le questionnement critique, et que celle de Diderot en particulier s’est constituée contre ces trois dualismes.

Le député RN Roger Chudeau, présent dans la salle, félicite le conférencier et l’invite à rencontrer son groupe parlementaire, et personne ne proteste, pas même Braunstein lui-même… Et l’on découvre quelques mois plus tard, début juillet 2024, que ce même philosophe signe, aux côtés de huit autres auteurs de pamphlets antiwokistes, un appel à faire barrage, non pas à l’extrême droite et au fascisme, mais au Nouveau Front populaire (NFP), en votant « partout » pour le candidat qui lui fait face. C’est-à-dire, dans une majorité des cas, pour le RN…

Et, sombre ironie que vous relevez, c’est à l’Institut Diderot que ces propos sont tenus…

Il n’a cessé de remettre en cause radicalement les oppositions entre vie et mort, entre homme et animal et entre homme et femme. Si l’on ajoute son anticolonialisme assez radical, Diderot correspond en tous points au portrait-robot du wokiste décolonial et éco-végano-terroriste le plus diabolique. Et l’on peut généraliser : les antiwokistes ne jurent que par les philosophes des Lumières, mais ils ne font que jurer par eux pour donner du cachet à leurs délires obscurantistes. Ils ne les lisent pas.

Au fond, avec les Lumières, c’est celui qui le dit qui ne l’est pas ?

Et inversement. Si l’on se demande qui est vraiment l’héritier des Lumières : c’est celui qui ne le dit pas qui l’est ! C’est bien cette jeunesse stigmatisée comme « wokiste » qui questionne le plus la pseudo-naturalité de la loi du marché ou celle de l’ordre des sexes, des races ou des cultures. Et qui trouve face à elle les antiwokistes, qui ne cessent de scander « Lumières », « raison », « Voltaire » ou « Montesquieu », mais ne sont jamais dans le registre de la raison critique.

La « raison » qu’invoquent les antiwokistes n’est pas celle qui défie la pseudo-naturalité de l’ordre des sexes ou de l’économie de marché, mais celle qui la déifie. Ce qui conduit ces antiwokistes à endosser la transphobie, l’antiféminisme et le capitalisme les plus viscéraux et irrationnels. Bref : à l’opposé des philosophes des Lumières, ces gens ne luttent pas pour plus de droits et moins d’arbitraire du pouvoir, mais contre ces droits et pour cet arbitraire. Et ils le font avec férocité.

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Face à cette répression, comment opposer, comme vous le faites, la douceur ?

Là encore je retrouve nos philosophes des Lumières. Les antiwokistes sont en guerre ouverte contre la « bienveillance », un mot dont ils aiment ricaner. Ils ne cessent de dénoncer la « tyrannie » de la douceur que répandrait une « génération offensée », « susceptible », « hypersensible ». Et ils ne cessent de répéter qu’« on ne fait pas » du bon art ou de la bonne politique « avec des bons sentiments ».

Cela aussi, c’est vieux comme le monde : ricaner de ceux qui se battent pour des idéaux. Ce ricanement, on le trouve déjà au XVIIIe siècle, chez les ennemis de la philosophie des Lumières. Ceux qui s’appelaient eux-mêmes les « anti-philosophes ». Cette capacité de ricaner opposée à l’esprit de sérieux des « belles âmes » progressistes, c’est un lieu commun très ancien de la pensée réactionnaire, des « anti-philosophes » aux « hussards »…

Au passage, l’idée que le rire serait par nature émancipateur, et que tout rire devrait être valorisé, protégé et encouragé, est une idée monstrueuse. Jean Hatzfeld, dans son livre sur le génocide des Tutsis au Rwanda, rappelle des témoignages glaçants, qu’on retrouve sur les autres génocides : c’est parfois dans l’hilarité que les massacres étaient perpétrés.

Quel est le sens du « Plaidoyer pour les bons sentiments » auquel vous vous livrez crânement ?

« L’enfer est pavé de bonnes intentions », nous dit-on. Les pires crimes seraient depuis toujours commis au nom des idéaux les plus sublimes… Là encore, on verrouille la pensée avec des vieux dictons. Car de quoi parle-t-on ? Dans la vraie vie, le wokisme, c’est combien de morts ? Le féminisme et l’antiracisme, combien de morts ? Ce qui est bien réel, et que ces campagnes antiwokistes veulent nous faire oublier, c’est que ce qui fait des morts et des mortes, c’est au contraire le racisme, l’impérialisme, la culture du viol, le patriarcat, le capitalisme.

Je parle de la tradition philosophique des Lumières, parce que, justement, elle s’est beaucoup intéressée à ce qu’on appelait alors les « sentiments moraux ». Tout ce que vomissent leurs pseudo-héritiers antiwokistes : la « sentimentalité » et « le moralisme ». Rousseau parle de « pitié », Hume de « sympathie », plus tard, on parlera de « compassion », aujourd’hui on dit « empathie », mais ce qui est désigné par ces mots est sensiblement la même chose : un souci du prochain perçu comme un semblable, voire un égal.

Une capacité à partager sa souffrance et à se mettre en mouvement pour le secourir et faire cesser cette souffrance. C’est cela qui fait ricaner, mais aussi enrager et frémir de peur nos antiwokistes ! Elon Musk l’a énoncé après tant d’autres : « L’empathie est la faiblesse fondamentale de la civilisation occidentale. » C’est cela que j’appelle le nouveau sens commun immoraliste : cette idée que les bons sentiments ne sont pas nécessaires, et même qu’il est nécessaire de les faire taire.

L’idée que, s’il n’y a rien de toxique, d’égoïste ou de brutal dans une démarche politique ou artistique, cette démarche n’a rien de sérieux politiquement ou esthétiquement. En gros : il suffit de tenir des propos abjects pour bénéficier de l’aura du grand penseur politique, lucide et courageux, visionnaire et stratège, qui a les pieds sur terre et à qui on ne la fait pas… Et pareil dans l’art : filmer un viol ou une violence conjugale avec complaisance, sans un mot ou un geste qui le réprouve, est le chemin le plus court vers la reconnaissance d’un caractère « pas didactique » et « pas manichéen » de l’œuvre, donc « dérangeant », donc « passionnant », « sulfureux », « subversif », donc proprement « artistique ».

Face à des conceptions dont vous démontrez combien elles sont « frelatées et malfaisantes », vous en appelez, en bout de course, à assumer franchement le stigmate avec une « tranquille et joyeuse indocilité »

Ben oui, ne vaut-il pas mieux être wokiste que sleepiste ? Qu’est-ce qu’il y a de mal à garder l’égalité comme boussole ? Qu’est-ce qu’il y a de violent à ne plus accepter qu’un certain nombre de personnes subissent des propos et des actes qui les brutalisent, les écrasent et les étouffent ? Si refuser tout cela, c’est être woke, eh bien, soyons-le sans hésiter !

Soyons woke, de Pierre Tevanian, éditions Divergences, 130 pages, 14 euros.

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