Désenclaver le Sahel, le mégaprojet du Maroc pour étendre son influence régionale

Il s’agit d’un projet pharaonique qui pourrait redessiner la carte du commerce en Afrique de l’Ouest. L’Initiative royale pour l’Atlantique, portée par le Maroc, ambitionne d’offrir aux pays enclavés du Sahel un accès à une nouvelle plateforme portuaire sur la côte Atlantique du Sahara occidental.

Annoncé par le roi Mohammed VI fin 2023, ce mégaprojet était au menu des discussions, lundi 28 avril, au palais royal de Rabat lors d’une rencontre entre le souverain et les ministres des Affaires étrangères du Niger, du Mali et du Burkina Faso. Les trois pays, membres de l’Alliance des États du Sahel (AES), ont réaffirmé leur "adhésion totale et leur engagement" pour en "accélérer la mise en œuvre".

Accès à l’océan Atlantique via la Mauritanie 

Avec cette initiative ambitieuse, le Maroc compte mettre à disposition des pays sahéliens ses infrastructures et ports,  en particulier le complexe Dakhla Atlantique – situé dans le territoire disputé, mais contrôlé par le Maroc, du Sahara occidental –, en chantier et conçu comme une porte d’entrée vers le Sahel.

Les autorités marocaines veulent faire de cette infrastructure un carrefour logistique reliant les principaux ports d’Afrique de l’Ouest (Abidjan, Lomé, Cotonou, Dakar) et ceux de Tanger et de Casablanca.

Tracé du corridor commercial reliant le port de Dakhla à Nouakchott, qui doit être prolongé vers les pays enclavés du Sahel.
Tracé du corridor commercial reliant le port de Dakhla à Nouakchott, qui doit être prolongé vers les pays enclavés du Sahel. © studio graphique FMM

Un corridor routier d’environ 2 200 km doit permettre à terme de relier ce nouveau port au Mali via la Mauritanie, avec des extensions vers Ouagadougou, Niamey et même N'Djamena, au Tchad, le tout renforcé par des lignes ferroviaires et de nouvelles connexions aériennes.

Les marchandises au départ des pays sahéliens transiteront vers Nouakchott, la capitale mauritanienne, avant de rejoindre la nationale 1, principal axe routier côtier du Maroc. Actuellement en construction, le tronçon connectant cette route à Dakhla Atlantique devrait être terminé fin 2028, tout comme le nouveau port, d’une superficie de 1 650 hectares.

Une route alternative est également en construction. Son premier tronçon, qui doit relier le sud du Maroc au nord de la Mauritanie, devrait être terminé cette année.

Contrôle du Sahara et influence régionale 

Le projet de relier les pays sahéliens enclavés à la côte Atlantique a officiellement été annoncé par le roi Mohammed VI le 6 novembre 2023, à l’occasion du discours commémoratif du 48e anniversaire de la Marche verte. Un choix hautement symbolique car ce rassemblement pacifique avait conduit à la fin de l’occupation du Sahara par l’Espagne. En basant ce projet sur le nouveau port situé dans la région de Dakhla-Oued Eddahab – territoire contrôlé par le Maroc mais revendiqué par le Front Polisario, mouvement indépendantiste soutenu par l’Algérie –, le royaume tente d’asseoir un peu plus son emprise sur cette partie du Sahara.

"La question du Sahara occidental est un élément central de ce dispositif. Depuis des années, le Maroc mène une diplomatie très active auprès des institutions et des États africains pour qu’ils soutiennent la marocanité de ce territoire", rappelle Jean-Yves Moisseron, chercheur à l'Institut de recherche pour le développement (IRD). "L’Initiative royale pour l’Atlantique s’inscrit également dans la vision de long terme du Maroc qui ambitionne de devenir une puissance régionale, notamment en direction du Sahel", poursuit le spécialiste du Maghreb.

Depuis son accession au trône en 1999, le roi Mohammed VI a sillonné l’Afrique, reçu en visite officielle dans une trentaine de pays. Une tendance qui s’est encore accentuée après la réintégration du Maroc, à sa demande, au sein de l’Union africaine en 2017.

En Afrique de l’Ouest, où le monarque a conclu de nombreux accords bilatéraux, le Maroc est présent à travers son réseau de banques, sa compagnie d'aviation (Royal Air Maroc), ses entreprises de BTP et de télécoms, ou encore dans l’agro-industrie et l’énergie. Le royaume est également très actif dans le domaine de l’éducation avec des partenariats et des programmes d’échanges et de formation.

"Dans cette région, le Maroc a bâti de solides relations économiques mais également culturelles et cultuelles", explique Jean-Yves Moisseron. "Il promeut un islam modéré, tolérant et ouvert, perçu comme une alternative aux courants radicaux dont se revendiquent les groupes jihadistes présents au Sahel."

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Approche pragmatique  

Contrairement aux puissances occidentales, à l’Algérie ou à la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (Cédéao) qui ont dénoncé les coups d’État au Mali, au Burkina Faso et au Niger – et imposé pour certains de lourdes sanctions –, le Maroc a gardé le silence à la suite de cette série de putschs, soucieux de préserver de bonnes relations avec ses partenaires.

À contre-courant, il a dévoilé son initiative pour désenclaver les pays du Sahel trois mois après le coup d’État au Niger, qui avait valu aux nouveaux dirigeants du pays la menace d’une intervention militaire de la Cédéao.

Ce projet marocain est intervenu "à un moment où chacun de nos pays était dans une sorte de confinement politique, économique, et nous subissions la pression de l'enfermement", a déclaré, lundi, à la presse, le ministre des Affaires étrangères du Burkina Faso, Karamoko Jean Marie Traoré, après la réunion avec Mohammed VI.

Pour le Mali, le Burkina Faso et le Niger, la proposition marocaine offre des perspectives en matière économique mais représente aussi et surtout un chemin vital vers une plus grande autonomie. Enclavés, ces États dépendent des corridors logistiques des pays côtiers. Or les relations se sont tendues avec plusieurs d’entre eux, notamment la Côte d’Ivoire et le Bénin, depuis l’arrivée des militaires au pouvoir, compliquant fortement le transit des marchandises.

"Le Maroc a senti qu’il avait une carte à jouer. Il souhaite profiter sur le plan politique et diplomatique de la rupture entre ces trois pays et leurs alliés traditionnels", souligne Seidik Abba, journaliste et écrivain spécialiste du Sahel.

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"Moment historique"

Dans ce contexte, le Maroc est désormais perçu comme l’un des rares intermédiaires susceptibles de régler des différends entre les pays de l’Alliance des États du Sahel et leurs anciens partenaires.

Fin 2024, quatre agents de la DGSE – le renseignement extérieur français – retenus au Burkina Faso ont ainsi été libérés grâce à l’intervention directe du roi Mohammed VI, à la demande de la France, auprès du dirigeant burkinabè Ibrahim Traoré.

Quelques mois plus tard, alors qu’il présidait le Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine, le Maroc a plaidé la cause des États du Sahel, estimant qu’ils devraient être réintégrés au sein de l’instance panafricaine. Une initiative saluée par les dirigeants de l’AES et qui leur a permis de renouer le dialogue avec l’institution.

Cette diplomatie active est aussi pour le Maroc un moyen de prendre l’ascendant sur son rival régional algérien, médiateur historique au Sahel, désormais à couteaux tirés avec les pays de l’AES. Début avril, le Mali, le Niger et le Burkina Faso ont rappelé leurs ambassadeurs à Alger, accusant l'Algérie d'avoir abattu un drone de l'armée malienne dans le nord du Mali, près de la frontière algérienne, à la fin du mois de mars.

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"Les ambitions du Maroc de devenir une puissance régionale ne sont pas nouvelles. Mais il faut reconnaître qu’elles profitent aujourd’hui d’un moment historique qui lui est favorable pour se projeter sur l’Afrique", analyse Jean-Yves Moisseron.

Si aucun calendrier n’a pour l’heure été évoqué pour la mise en place de l’Initiative royale pour l’Atlantique, plusieurs réunions de haut niveau ont déjà eu lieu entre les pays de l’AES et le Maroc pour établir une feuille de route commune, identifier les chantiers prioritaires et aborder la question du financement.

Fidèle à sa politique d’ouverture, le royaume compte mobiliser des capitaux africains mais également extérieurs afin notamment de "mettre à niveau les infrastructures des États du Sahel" et "les connecter aux réseaux de transport" régionaux. Les autorités insistent néanmoins sur la nature panafricaine du projet présenté comme "gagnant-gagnant" pour le Maroc et ses partenaires sahéliens.