Quincy Jones, un jazzman, arrangeur et producteur de légende est mort à 91 ans
Le musicien et producteur américain Quincy Jones est mort dans la nuit du dimanche 3 au lundi 4 novembre à l'âge de 91 ans dans sa maison de Los Angeles, entouré de sa famille, a annoncé son agent Arnold Robinson à l'agence américaine Associated Press.
Le musicien natif de Chicago, qui a démarré sa carrière professionnelle au début des années 1950, a été l'un des artistes plus influents de son siècle en matière de musique populaire occidentale, du jazz traditionnel à la pop en passant par le bebop, la soul, le funk. Son activité foisonnante et son éclectisme lui ont valu des pluies d'honneurs et de distinctions, dont 28 Grammy Awards. Du jeune trompettiste de jazz au cofondateur de la chaîne Qwest TV, en passant par l'épopée Thriller, itinéraire d'un géant de la musique.
Petite enfance à Chicago, apprenti jazzman à Seattle
Quincy Delight Jones est né le 14 mars 1933 à Chicago, d'un père joueur de baseball et menuisier, d'une mère agent de change et directrice de résidences qui lui chante des chants religieux dans son enfance. Dans le même temps, le jeune Quincy écoute assidûment une voisine jouer du piano jazz à travers les murs. Bientôt, le père de Quincy Jones divorce de sa mère, qui souffre de dépression, et se remarie. La famille reconstituée déménage dans l'Etat de Washington, au nord-ouest des Etats-Unis, et se pose finalement à Seattle. Au lycée où il fait ses armes de trompettiste et arrangeur, Quincy fréquente un étudiant saxophoniste dont la mère dirige un orchestre de jazz local. Les deux adolescents jouent ensemble dans un groupe de la Réserve nationale.
A 14 ans, Quincy Jones rencontre Ray Charles, de deux ans son aîné, venu jouer dans un club de la ville. Il le décrira plus tard comme l'une de ses premières sources d'inspiration. Au début des années 50, une bourse lui permet d'étudier au fameux Berklee College of Music de Boston. Sa carrière professionnelle démarre quand Lionel Hampton l'invite à partir en tournée en tant que trompettiste, arrangeur et pianiste de son orchestre. Grâce à son talent d'arrangeur, désormais installé à New York, il reçoit des commandes de la part d'artistes comme Ray Charles, devenu un ami, mais aussi Count Basie, Duke Ellington, Sarah Vaughan, Dinah Washington...
Des liens avec la France dès ses jeunes années
En tournée en Europe à 20 ans avec Lionel Hampton, Quincy Jones déclarera que cette expérience changera sa vision du racisme aux États-Unis.A partir de 1956, après un contrat qui lui donne l'occasion de jouer dans le groupe qui accompagne le jeune Elvis Presley, 21 ans, lors de ses premiers passages télévisés sur CBS, le jazzman de 23 ans part en tournée avec Dizzy Gillespie en tant que trompettiste et directeur musical. En 1957, il s'installe à Paris. Il s'inscrit à l'école de musique de Fontainebleau (surnommée le "Conservatoire américain", elle verra défiler de nombreux géants de la musique mondiale) et suit des cours de composition et de théorie musicale avec Nadia Boulanger et Olivier Messiaen. Il joue à l'Olympia et devient bientôt directeur musical chez la maison de disques Barclay. Quincy Jones passera presque cinq années dans notre pays. Il nouera notamment des liens avec le groupe vocal Double Six de Mimi Perrin à laquelle il accordera généreusement toute latitude pour adapter librement sa musique.
En 1960, il forme un "big band", The Jones Boys, avec des musiciens qui portent le même nom que lui sans être apparentés. Des difficultés financières causeront la fin du groupe. Pour le renflouer, le patron du label Mercury lui prête de l'argent et l'engage comme directeur musical de l'antenne new-yorkaise de son label. Probablement échaudé par ces difficultés, il veillera par la suite à devenir aussi bon businessman que musicien. En 1961, Quincy Jones accède au poste de vice-président de la firme, une première pour un Afro-Américain à l'époque.
Plus de 40 musiques de films
Au tout début des années 1960, il écrit la première bande originale de film de sa carrière pour The Boy in The Tree, un film suédois d'Arne Sucksdorff. Le 7 avril 2021, il en postait sur Facebook, enthousiaste, les premières secondes, remerciant son équipe d'avoir retrouvé cette archive du générique.
En 1961, il enchaîne avec la musique du Prêteur sur gages (The Pawnbroker) de Sidney Lumet qui sortira en 1964, et un somptueux thème d'ouverture chanté par Marc Allen. Le bon accueil de son travail l'amène à partir à Los Angeles où les commandes se multiplient, pour le cinéma, mais aussi, bientôt, pour la télévision. Côté cinéma, il écrit les musiques de films parmi lesquels Rien ne sert de courir (1966) de Charles Walters, qui marque les adieux de Cary Grant au cinéma, et Dans la chaleur de la nuit (1967) de Norman Jewison avec Sidney Poitier...
Il compose une partition sombre et douloureuse pour De sang froid (In Cold Blood), film de Richard Brooks adapté d'un roman de Truman Capote. Ce dernier, ayant appris qu'un musicien noir avait été choisi pour écrire la musique du film, a tenté de l'évincer de la production auprès du réalisateur, qui l'a envoyé promener sèchement. Capote présentera ses excuses, en larmes, à Quincy Jones. Le musicien compose aussi des génériques de séries télévisées comme L'Homme de fer (Ironside, 1967-75) avec Raymond Burr, et le Cosby Show.
Auprès des géants du jazz
Durant cette décennie 60, Jones enregistre quelques disques dont l'un d'eux, Big Band Bossa Nova (1962), abrite le célèbre et pétillant Soul Bossa Nova, sur lequel on retrouve notamment Lalo Schifrin au piano et Roland Kirk à la flûte. Dans cet album, Quincy Jones exprime un intérêt pour la musique brésilienne qui ne faiblira jamais par la suite.
Sur tous les fronts, Quincy Jones compose pour le cinéma, produit les tubes à succès de la chanteuse pop Lesley Gore, tout en travaillant comme arrangeur pour des vedettes internationales comme Frank Sinatra, Ella Fitzgerald, Shirley Horn, Peggy Lee, Nana Mouskouri...
Avec Sinatra, Jones a commencé à travailler dès 1958 sur un concert caritatif à Monaco à l'initiative de la princesse Grace. En 1964, il arrange et dirige l'album It Might As Well Be Swing que The Voice enregistre avec l'orchestre de Count Basie, et dans lequel on retrouve la légendaire reprise de Fly Me To The Moon par le crooner, une chanson qui sera associée à la mission spatiale Apollo. Jones travaille ensuite sur l'album live du chanteur, Sinatra at The Sands, toujours avec Count Basie (1966), un disque enregistré à Las Vegas et qui fera référence, puis sur des événements ponctuels mettant en scène "The Voice". Les deux hommes se retrouveront de nouveau en studio dans les années 80.
Quincy Jones paie-t-il le prix de son abondante activité ? En 1974, le prolifique compositeur-arrangeur-producteur est victime d'une rupture d'anévrisme. Il passe six mois de convalescence et de repos avant de reprendre le travail. En 1975, il fonde sa société Qwest Productions, et trois ans plus tard, il fait la connaissance de Michael Jackson sur le tournage du film The Wiz (1978), adaptation de la comédie musicale Le Magicien d'Oz coproduite par la Motown et réalisée par Sidney Lumet. Le reste appartient à la légende commune de Jones et Jackson...
Partenariat mythique et doré avec Michael Jackson
À la suite de leur rencontre, Quincy Jones et Michael Jackson entament une collaboration parmi les plus fructueuses de l'histoire de la musique populaire. Jones produit le premier album de l'âge adulte - sans ses frères musiciens - de Jackson, Off the Wall, sorti en 1979. Le disque connaît un grand succès, avec 20 millions d'exemplaires vendus. Il fait de Quincy Jones le producteur le plus puissant du show business et vaut au jeune chanteur de 21 ans un Grammy Award pour sa performance vocale sur la chanson d'ouverture Don't Stop 'Til You Get Enough.
Mais Michael Jackson veut aller beaucoup plus loin en termes de retentissement... Ce sera chose faite avec Thriller (1982), triomphe planétaire - avec huit Grammy Awards à la clé - qui deviendra l'album le plus vendu de l'histoire et le sacrera définitivement "King of pop". Quincy Jones coproduira enfin l'album Bad (1987) qui connaîtra également un grand succès, malgré l'impossible challenge de succéder au monumental Thriller.
Producteur-roi de la pop, de la soul, du R'n'B et du funk
Si Jackson s'impose comme le "roi" de la pop, dans les années 80, Quincy Jones en est l'un des grands piliers, autour duquel gravitent, outre le chanteur de Beat It, de belles voix de la pop, du R'n'B et du jazz, comme James Ingram, Patti Austin, Michael McDonald, mais aussi Frank Sinatra avec lequel Jones renoue une collaboration remarquée. L'arrangeur produit ainsi l'ultime album studio L.A. Is My Lady (1984) de "The Voice", dont le titre éponyme sera porté par un clip réunissant le gratin de Los Angeles des années 80, qui nous rappelle un certain âge d'or pour l'illustre producteur...
Entre-temps, en 1981, Quincy Jones s'offre un tube dance irrésistible, Ai No Corrida : il a repris en fait, dans son brillant album funk-soul The Dude (trois Grammy Awards sur douze nominations, Herbie Hancock aux claviers sur quatre pistes), une chanson du Britannique Chaz Jankel.
Ce disque a lancé par ailleurs la carrière du chanteur James Ingram, interprète des deux autres singles de l'album, Just Once et One Hundred Ways, et dont Jones produira notamment les grands succès Baby, Come To Me (1981, duo avec Patti Austin) et Yah Mo B There (sorti fin 1983, duo avec Michael McDonald).
En janvier 1985, Quincy Jones, plus incontournable que jamais outre Atlantique, est aux commandes de l'enregistrement historique de We Are The World du collectif USA for Africa, un incroyable "All Star" de la scène pop, rock, soul américaine où l'on retrouvait entre autres Stevie Wonder, Bob Dylan, Ray Charles et Bruce Springsteen.
Coécrite par Michael Jackson et Lionel Ritchie, la chanson lancée le 7 mars visait à soutenir le combat contre la famine qui faisait rage en Éthiopie. Elle faisait écho au tube des stars britanniques réunies sous la bannière Band Aid, sorti à l'occasion des fêtes de Noël 1984.
Producteur de cinéma et de télévision
Dans le domaine du 7e art, comme si les bandes originales ne lui suffisaient pas, Quincy Jones le touche-à-tout s'essaye aussi à la production. Avec un coup de maître dès ses débuts pour La Couleur pourpre (1985) de Steven Spielberg qui reçoit onze nominations aux Oscars, dont deux relatives à la musique écrites par Jones, mais l'équipe du film repartira bredouille. En 1990, Jones s'associe à Time Warner pour créer Quincy Jones Entertainment, et produit des émissions de télévision et des séries telles que Le Prince de Bel-Air qui lance la carrière de Will Smith.
En 1991, Quincy Jones convainc Miles Davis de revisiter son ancien répertoire - chose que le trompettiste s'était toujours refusé à faire - à l'occasion d'un concert événement donné le 8 juillet 1991 au festival de Montreux, en Suisse. Il en résultera en 1993 un album live, Miles & Quincy Live at Montreux, un disque posthume pour Miles, malade lors du concert, et qui s'éteindra quelques semaines plus tard, le 28 septembre 1991. Sur la scène de Montreux, Quincy Jones dirige deux orchestres, celui du pianiste-arrangeur Gil Evans (disparu en 1988) qui travailla autrefois avec Davis, et celui du Suisse George Gruntz.
Summertine (George Gershwin) sur la scène de Montreux, avec Miles Davis (trompette) et Kenny Garrett (saxophone alto) en solistes
En 1993, Jones coproduit avec David Salzman - avec qui il s'associe sous la bannière QDE, Quincy David Entertainment - le concert d'investiture du président démocrate Bill Clinton.
Dans les années 2010, Quincy Jones devient le mentor de nombreux jeunes artistes parmi lesquels les pianistes Alfredo Rodriguez, Emily Bear et Justin Kauflin, le guitariste Andreas Varady, la chanteuse Nikki Yanofsky et le jeune prodige multi-instrumentiste Jacob Collier. En 2014, il produit trois titres de l'album Paris de la chanteuse française Zaz.
Mentor de jeunes artistes et coproducteur d'une plateforme jazz
Curieux des nouvelles technologies, le producteur octogénaire expérimente le podcast, puis la vidéo interactive pour une méthode d'apprentissage du piano à laquelle collabore Harry Connick Jr... En 2017, il se lance dans la vidéo à la demande : associé au producteur français Reza Ackbaraly, il crée la plateforme Qwest TV, un équivalent de Netflix pour le jazz et des musiques proches, où l'on trouve concerts, documentaires et interviews.
Quincy Jones a traversé la seconde moitié du 20e siècle, puis le début du 21e, comme un touche-à-tout généreux et curieux, jamais indifférent aux maux du monde. En marge de la musique, il s'est engagé pour diverses causes relatives aux droits humains, à commencer par le combat pour les droits civiques dès les années 1960 auprès de Martin Luther King.
En 2001, Quincy Jones avait publié son autobiographie intitulée Q : The Autobiography of Quincy Jones. L'ouvrage a été traduit en français par son amie Mimi Perrin, l'ex-leader du groupe Double Six, sous le titre Quincy, paru chez Robert Laffont en 2003.
Quincy Jones a eu sept enfants avec cinq compagnes différentes (il a épousé trois d'entre elles), la danseuse Carol Reynolds et quatre actrices : la Suédoise Ulla Anderson, les Américaines Jeri Caldwell et Peggy Lipton, et l'Allemande Nastassja Kinski.