Prêt de la tapisserie de Bayeux au British Museum : la protection sacrifiée au profit de la diplomatie ?

À l'occasion d'une visite d'État de trois jours outre-Manche, Emmanuel Macron a annoncé le mardi 8 juillet que la tapisserie sera prêtée au British Museum de Londres pour une exposition d'environ un an, de septembre 2026 à juin 2027. "C'est la politique qui prime sur l'état de conservation de l'œuvre", regrette une conservatrice du patrimoine travaillant depuis plus de cinq années sur la toile en lin. La tapisserie de Bayeux, surnommée la "vieille dame" en lin, est une broderie du XIe siècle, de près de 70 mètres de long, représentant la conquête de l'Angleterre par Guillaume le Conquérant en 1066.

Un prêt "qui permettra d'abord de mettre en lumière cette part de notre histoire et du XIe siècle franco-britannique, mais également de montrer la tapisserie, lui donner un rayonnement, ce qui aura des retombées sur Bayeux et la Normandie", assurait le chef de l'État à Paris Normandie. Au-delà de sa portée historique, l'annonce tombe aussi au moment où le Musée de la tapisserie de Bayeux entame d'importants travaux, qui débuteront à l'automne et s'achèveront à l'automne 2027. Une telle fenêtre d'action qui a relancé une ancienne volonté du président Emmanuel Macron, qui annonçait en 2018, lors du 35e sommet franco-britannique de Sandhurst, vouloir prêter aux Anglais l'œuvre historique en symbole de la période post-Brexit.

Un projet décrié par un comité scientifique

Le bon moment semble enfin arriver. "Soit la tapisserie était transférée du bâtiment là où elle se trouve, pour être mise en réserve et non visible du public pendant deux ans. Soit une opportunité et un agrément entre les deux gouvernements pouvaient se mettre en œuvre pour sa présentation au public en Grande-Bretagne", expose Antoine Verney, conservateur en chef du musée.

Mais l'annonce du prêt a embrasé le comité scientifique international de la broderie de Bayeux, inquiet d'un projet de déplacement à des fins autres que strictement conservatoires qui pourrait grandement endommager la tapisserie. Lors d'une réunion en octobre 2020, le comité s'était positionné pour "un maintien de l'œuvre in situ jusqu'à sa restauration, qui seule peut justifier son déplacement". L'annonce a rendu cette demande caduque, la tapisserie ne devant être restaurée qu'à son retour de Londres, après 2027.

La tapisserie de Bayeux prise en photo en septembre 2019. (KAMIL ZIHNIOGLU / AP / SIPA)
La tapisserie de Bayeux prise en photo en septembre 2019. (KAMIL ZIHNIOGLU / AP / SIPA)

"Malgré le fait qu'on soit une dizaine de restauratrices expertes, et malgré les précautions qu'on pourra prendre, il se peut qu'il y ait des fibres qui finissent par céder", assure la conservatrice du patrimoine. Trois mouvements sont particulièrement dangereux pour la toile en lin : l'extraction à Bayeux, le transport entre les deux pays et enfin la mise en place de l'œuvre au British Museum.

La première étape a déjà été étudiée par les équipes du musée de Bayeux, lorsque celles-ci avaient pour projet de mettre la tapisserie dans la réserve. "L'extraction est un moment très critique pour la tapisserie. Tout mouvement est problématique. On essaie de parer à tous ces problèmes, en ayant conscience à chaque point de vigilance", avertit la conservatrice.

"Oui, il y a toujours un risque. On ne déplace pas une œuvre aussi fragile sans risque. Maintenant, on les connaît, et ils ont été évalués. Des procédures de manipulation de l'œuvre ont été mises en œuvre, avec les meilleurs spécialistes de la conservation textile", assure le conservateur en charge de la tapisserie.

"La tapisserie est intransportable"

L'étape la plus risquée, le transport, est celle qui inquiète tout particulièrement les spécialistes de l'art et les conservateurs. "Nous avions déjà alerté sur le transport vers la réserve, souligne la conservatrice du patrimoine, experte de l'œuvre de Bayeux. Je vous laisse imaginer ce que ça peut donner sur plusieurs kilomètres. La tapisserie est extrêmement fragile, et nous répétons qu'il ne faut pas la faire voyager." Aujourd'hui, la question du transport vers l'Angleterre est encore en cours d'étude par l'État, propriétaire de la "vieille dame" en lin. "Selon des témoignages que j'ai requis, la tapisserie est intransportable, car trop grosse, lourde et fragile. C'est une folie, et une fois de plus, le président décide de quelque chose sur le patrimoine en se moquant de l'avis des experts", enrage Didier Rykner, directeur de la publication de La Tribune de l'art.

Concernant le transport, Antoine Verney est conscient des dangers éventuels, "liés aux vibrations, et donc tensions et perturbations des fibres, d'un déplacement international." Lui non plus ne sait pas encore quel moyen de transport, et sous quelles conditions, sera mis en place pour limiter au maximum les risques.

Mais le périple ne s'arrête pas là. Une fois arrivée à Londres, la broderie devra être exposée dans les mêmes conditions qu'en France. "Le British Museum est un établissement parfaitement adapté. Nous attendons que le musée nous donne les garanties quant aux conditions de préservation en termes de stabilité en température, éclairement et hygrométrie dans la future vitrine."

"Il y a une part de mauvaise foi"

Du fait de sa fragilité, le musée de Bayeux s'impose une certaine "exigence de conservation, qui devra être identique à Londres. De notre point de vue, il ne peut pas en aller autrement. Les contraintes et exigences que nous nous imposons ici, je ne peux pas imaginer que ce ne soit pas les mêmes dans le cadre du prêt."

La France doit encore obtenir de nombreuses garanties. Mais quand bien même celles-ci seraient assurées, les experts ne sont pas rassurés pour autant. "Aujourd'hui, elle est vraiment très très fragile, et les politiques en sont conscients, mais il y a une part de mauvaise foi", regrette, amère, la conservatrice du patrimoine. Faisant fi des avis d'experts, la diplomatie semble avoir pris le dessus sur le monde scientifique.