"Fuori" : Mario Martone sonde les mystères de l'écrivaine Goliarda Sapienza dans un film exigeant et humaniste

Le réalisateur Mario Martone est en course pour une Palme d'or avec un film hommage à l'écrivaine Goliarda Sapienza, dont le livre L'Art de la joie a été publié pour la première fois en Allemagne et en France (2005, Viviane Hamy) plusieurs années après sa mort.

L'Art de la joie est considéré comme une œuvre majeure de la littérature contemporaine. Le livre raconte la vie de Modesta, une jeune Sicilienne, née au début du XXe siècle. Goliarda Sapienza a mis près de dix ans à l'écrire, et elle est morte avant sa publication.

Le manuscrit de cette œuvre transgressive, poétique et féministe, a été refusé par tous les grands éditeurs italiens. Il a été publié à compte d'auteur par son mari en 1996, année de la mort, à l'âge de 70 ans, de Goliarda Sapienza. Mais l'œuvre a vraiment rencontré ses lectrices et lecteurs encore dix ans plus tard, après sa publication en Allemagne, puis en France en 2005 par l'éditrice Viviane Hamy.

Pour dessiner le portrait de cette écrivaine sicilienne, fille de deux figures de la gauche italienne, le réalisateur Mario Martone a fait le choix de s'intéresser à une petite tranche de sa vie. Un été à Rome. On est dans les années 1980, Goliarda Sapienza (Valeria Golino) a terminé d'écrire son roman depuis plusieurs années, mais n'a pas trouvé preneur chez les éditeurs. Elle dit elle-même que son livre est "impubliable, trop long".

Quand elle commence à manquer d'argent, elle se met à chercher du travail pour éviter l'expulsion de son appartement, sur deux étages, dans les hauteurs de Rome, murs et sol couverts de livres. Serveuse, cuisinière, femme de chambre... elle est prête à faire n'importe quoi pour gagner sa vie, mais personne ne veut l'embaucher. Sur un coup de tête, elle vole des bijoux chez une connaissance. Un moment d'égarement qui lui vaut d'être envoyée dans la prison de Rebibbia, l'une des plus grandes prisons de femmes du pays. Là, elle côtoie les détenues de droit commun, les prostituées et les prisonnières politiques.

"J'écris pour m'estourbir"

Le récit navigue entre la prison, l'avant et l'après, se focalisant sur les relations intenses que Goliarda Sapienza a nouées avec les détenues pendant son incarcération et qui persistent à la sortie ("Fuori" signifie "dehors" en italien). "Avec elles, je me sens libre", dit-elle à son mari. Elle s'attache particulièrement à Roberta (Matilda De Angelis), une jeune "délinquante" toxicomane, qui est aussi une militante. Ensemble, elles partagent des moments étranges, entre bagarres et joie, dans une relation ambiguë, de désir, d'amitié, d'amour filial.

Avec cette évocation en forme de balade sans but, le réalisateur brosse à coups de petites touches une peinture impressionniste de la personnalité complexe de cette grande écrivaine au destin singulier. Une évocation qui parvient à saisir les racines d'une œuvre en s'intéressant à un moment de la vie de son auteure. Une vérité qu'il scrute dans les moments de solitude, de désirs tus, à travers cette relation si particulière qu'elle a établie avec ces "délinquantes" rencontrées en prison, qui lui donnent, dit-elle, le sentiment d'être libre. "On sera toujours ensemble", dit-elle à ses camarades d'incarcération lors d'une soirée en arrière-boutique d'une parfumerie.

Matilda De Angelis, Elodie et Valeria Golino dans le film "Fuori" du réalisateur italien Mario Martone, présenté en compétition dans la 78e édition du Festival de Cannes, sortie le 3 décembre 2025. (MARIO SPADA)
Matilda De Angelis, Elodie et Valeria Golino dans le film "Fuori" du réalisateur italien Mario Martone, présenté en compétition dans la 78e édition du Festival de Cannes, sortie le 3 décembre 2025. (MARIO SPADA)

Le réalisateur italien gagne un pari audacieux en tenant un parti pris aussi exigeant. Là où d'autres se seraient contentés d'un classique biopic, il saisit de cette grande écrivaine longtemps restée dans l'ombre des bribes, des instantanés, qui dessinent un portrait sensible de cette femme monde qui "observe le silence".

Après avoir filmé de nombreuses fois sa ville, notamment dans Nostalgia, son précédent long-métrage, le réalisateur napolitain rend cette fois hommage à Rome, à travers les rendez-vous "surprise" que Roberta organise pour son amie. "J'écris pour m'estourbir, comme toi avec ton héroïne", confie-t-elle à Roberta. Le film s'achève sur un extrait vidéo dans lequel on la voit sur un plateau de télévision, tentant de faire comprendre à une assemblée de journalistes son expérience de la prison. Sans grand succès. Ce très beau film lui rend justice et hommage.

La fiche

Genre : Biopic, Drame
Réalisation : Mario Martone
Avec : Valeria Golino, Matilda De Angelis, Elodie
Pays : Italie, France
Durée :
1h57
Sortie :
3 décembre 2025
Distributeur :
Le Pacte

Synopsis : Rome. Années 1980. Goliarda Sapienza travaille depuis dix ans sur ce qui sera son chef-d'œuvre "L'Art de la joie". Mais son manuscrit est rejeté par toutes les maisons d'édition. Désespérée, Sapienza commet un vol qui lui coûte sa réputation et sa position sociale. Incarcérée dans la plus grande prison pour femmes d'Italie, elle va y rencontrer voleuses, junkies, prostituées, mais aussi des politiques. Après sa libération, elle continue à rencontrer ces femmes et développe avec l'une d'entre elles une relation qui lui redonnera le désir de vivre et d'écrire.