Henri de Turenne. Sur le front de Corée : la guerre sur le terrain

Il apparaît au milieu de l’image, le visage sérieux, grave, attentif… Comme une sorte de héros malgré lui plongé au milieu d’un conflit qu’il a décidé de couvrir pour Le Figaro et l’AFP.

Au premier plan, une main sans vie émerge des décombres. La silhouette du jeune homme se détache au milieu du cadre. Il a l’air soucieux. Dans chaque main, il tient les attributs indispensables du reporter de presse écrite, un crayon dans la droite et un carnet dans l’autre. Un soleil triste perce derrière son épaule, trouant les nuages et l’épaisse fumée des bombardements. À l’arrière-plan, une colonne de chars et des soldats américains avancent, tandis qu’à l’avant du convoi une Coréenne au visage fermé porte un petit enfant sur son dos. Tout est ici résumé: la guerre, son cortège d’horreurs et celui qui doit en rendre compte, parfois même au prix de sa vie.

Ce jeune reporter de guerre, c’est Henri de Turenne. Il a 28 ans. Et, comme il l’écrit dans ses reportages, «la guerre fait ressortir le pire comme le meilleur de l’homme. C’est l’épreuve suprême. Pour ma première expérience, j’allais être servi.» La couverture de l’album de Stéphane Marchetti et Rafael Ortiz Sur le front de Corée marque d’emblée les esprits. Ses couleurs pourpres nuancées de gris font ressortir une certaine désespérance, ainsi qu’une touche de mélancolie fataliste. Turenne fut envoyé par l’AFP et Le Figaro pour couvrir la guerre de Corée entre juillet 1950 et mars 1951. Il en tirera la matière de nombreux reportages de guerre qui lui valurent le prestigieux prix Albert-Londres, la même année. Ce sont ces textes jadis couronnés, oubliés depuis lors, que cette admirable bande dessinée permet de ramener à la vie.

À l’heure où le public a de plus en plus de mal à faire la différence entre une vraie information et une infox, au moment où les journalistes sont pris pour cible, cet album montre ce qu’est réellement le travail d’un reporter sur le terrain

Le journaliste et scénariste Stéphane Marchetti

Le projet est enthousiasmant. Il fait partie d’une nouvelle collection de cinq romans graphiques lancés sous le prestigieux label «Aire libre». Comme le souligne le journaliste et scénariste Stéphane Marchetti (lui-même lauréat du prix Albert-Londres en 2008), «ces cinq albums veulent donner un nouveau souffle aux reportages mythiques, ces enquêtes qui racontent à la fois l’histoire du XXe siècle et celle du métier de journaliste. À l’heure où le public a de plus en plus de mal à faire la différence entre une vraie information et une infox, au moment où les journalistes sont pris pour cible, cet album montre ce qu’est réellement le travail d’un reporter sur le terrain.»

Il faut bien avouer qu’entre les reporters et la bande dessinée, les liaisons ont toujours été fructueuses. De Tintin à Clark Kent, en passant par Fantasio, Ric Hochet ou Guy Lefranc, les journalistes de papier n’ont jamais cessé d’enflammer l’imagination des ténors du neuvième art. Hergé n’était-il pas un grand admirateur de Joseph Kessel et d’Albert Londres? Justement, Albert Londres (1884-1932) aura écrit, avec le talent qu’on lui connaît: «Notre métier n’est pas de faire plaisir non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie.» Le signataire des célèbres reportages Au bagne ou Terre d’ébène a toujours revendiqué que le véritable journaliste devait privilégier le terrain plutôt que les dépêches et les communiqués.

Le trait charbonneux, cursif et personnel de Rafael Ortiz embarque d’emblée le lecteur sur les traces d’Henri de Turenne. DUPUIS

C’est bien de cela qu’il s’agit avec Sur le front de Corée. Grâce à la veuve d’Henri de Turenne, qui a confié à Marchetti les mémoires de son mari jusqu’alors restées inédites, ce récit dessiné prend toute son ampleur à la fois historique et intime. Pour illustrer cette plongée terrible au cœur de la guerre, il fallait un dessinateur hors pair, possédant un trait à la fois réaliste, efficace et nerveux.

L’Argentin Rafael Ortiz, capable aussi bien de dessiner des comics américains que d’adapter en BD le roman de Boris Vian J’irai cracher sur vos tombes (Glénat), était l’artiste rêvé pour ce type de défi. Son trait charbonneux, cursif et personnel embarque d’emblée le lecteur sur les traces d’Henri de Turenne.

Elle vous aime, votre femme ? Alors elle vous attendra

Patron de Turenne

L’aventure commence la nuit du 31 août 1950 sur une route détrempée par la pluie dans le sud-est de la Corée. Une jeep roule à tombeau ouvert, convoyant cinq correspondants de guerre prêts à en découdre. Henri de Turenne, 28 ans, fait partie de ces courageux reporters. Quelques jours auparavant, son rédacteur en chef l’a convoqué pour l’envoyer en Corée, où les forces nord-coréennes se dirigent vers Séoul. Les Nations unies ont voté une intervention militaire. Le président Truman envoie des soldats pour prendre la tête de la coalition. Turenne tente mollement de se défausser: «C’est que je me marie le mois prochain…» Son patron rétorque: «Elle vous aime, votre femme? Alors elle vous attendra.» Turenne, qui ne «rêve que de voir le monde», saisit sa chance.

L’album suit pas à pas la manière dont ce journaliste découvre la réalité du conflit coréen. Très vite, il se lie d’amitié avec deux collègues, Philippe Daudy et Jean-Marie de Prémonville, qui deviennent ses frères d’armes. Les Américains les surnomment bientôt «les Trois Mousquetaires». Le récit prend de l’ampleur. Une fois débarqué à Taejon, petite ville au sud de la capitale Séoul, Henri de Turenne décrit la panique qui règne chez les militaires. Dès qu’il le peut, il dicte ses articles à une certaine Yioshi de la première cabine téléphonique qu’il rencontre. L’album aligne quelques morceaux de bravoure ou des anecdotes qui font froid dans le dos. Les obus américains offrent «un spectacle dantesque à la tombée de la nuit. Les incendies éclairent la baie d’Inchon d’une lueur pourpre terrifiante que personne n’oubliera», écrit-il.

Un soir de grand froid, les militaires chassent les journalistes du poste de commandement: «Allez vous creuser des trous dehors comme tout le monde, vous croyiez pouvoir dormir au chaud!» Alors que Turenne et ses compagnons d’infortune gèlent de froid sous une bâche, un obus saute sur le PC. Et Turenne de noter: «Le capitaine, en nous ayant mis à la porte, nous avait sans doute sauvé la vie.»

Effaré par la cruauté de l’acte, il ne pourra jamais écrire l’article

Le reporter assistera également à une exécution sommaire de soldats par des Sud-Coréens, grâce à un tuyau d’un journaliste américain. Effaré par la cruauté de l’acte, il ne pourra jamais écrire l’article. Turenne accompagne durant huit mois les soldats onusiens. Il rend compte de la fuite de Kim Il-sung, témoigne que le régime communiste s’est effondré comme un château de cartes. Mais il comprend bientôt que tout cela ne va servir à rien. Le 38e parallèle est devenu une barrière. La Chine entre en guerre et envoie 300 000 soldats, obligeant les forces des Nations unies à battre en retraite au sud de Pyongyang. Il écrit sobrement: «Une guerre pour rien.»

Au fil du temps, ce pionnier des grands reporters aura croisé sur son chemin de plus en plus de caméras. Il est fasciné par cette nouvelle manière de rendre compte de l’actualité. Pour lui, la télévision, c’est l’avenir. Il en parle à Pierre Lazareff, qui fonde peu après «Cinq colonnes à la une». Turenne le suivra de près avec Philippe Labro lorsqu’ils créeront le magazine «Caméra 3», sur la deuxième chaîne de l’ORTF, en 1966. Sous la plume de Marchetti et les pinceaux d’Ortiz, la vie bondissante d’Henri de Turenne se dessine et se mue en une passionnante odyssée journalistique. Ainsi, en évoquant l’existence d’un journaliste tel que lui, finalement, c’est le monde tel qu’il va que l’on saisit. Ni plus ni moins…

Henri de Turenne. Sur le front de Corée, de Stéphane Marchetti et Rafael Ortiz, Éditions Dupuis, 120 p., 25 €. DUPUIS