"Ce serait un coup pour rien" : pourquoi le RN ne veut pas censurer François Bayrou après l'échec des négociations sur les retraites
"François Bayrou, son tour viendra." Le Rassemblement national menace à nouveau de faire tomber le gouvernement... mais pas tout de suite. Le vice-président du parti d'extrême droite, Sébastien Chenu, a expliqué mercredi 25 juin, sur France Inter, que les troupes de Marine Le Pen ne voteraient pas la motion de censure que la gauche s'apprête à déposer après l'échec du "conclave" sur les retraites.
A peine dégainé par le Parti socialiste, le texte se retrouve privé d'une réserve de voix de 123 députés et voit ses chances d'aboutir s'amenuiser sérieusement, puisqu'il faut la majorité absolue à l'Assemblée pour renverser le gouvernement. Pourtant, le RN continue, comme la gauche, de réclamer l'abrogation de la réforme d'Elisabeth Borne et le recul de l'âge légal de départ à 64 ans. Mais plusieurs raisons poussent le groupe lepéniste à passer son tour sur cette motion.
Pour maintenir la pression sur François Bayrou
"Une censure aujourd'hui, ça n'abrogerait pas la réforme des retraites, ce serait un coup pour rien. Nous, on se pose la question de quel est le gain pour les Français", a déclaré Sébastien Chenu au micro de France Inter. C'est l'argument numéro 1 du RN pour justifier son choix de ne pas censurer : il s'agirait de prioriser le débat budgétaire à l'automne. "On aura tellement l'occasion de censurer sur le budget qu'on peut attendre quelques semaines", se projette un autre député RN auprès de France Télévisions.
"François Bayrou va annoncer plein d'horreurs budgétaires cet été donc ça aura plus de sens et on pourra dire à nos électeurs pourquoi on a censuré."
Un député du Rassemblement nationalà France Télévisions
Le parti d'extrême droite espère ainsi maintenir la pression sur le Premier ministre, qui doit présenter ses orientations budgétaires avant le 14 juillet. "Si François Bayrou est malin, et il l'est, il va présenter un budget avec quelques mesures qui vont dans notre sens. On fixera nos lignes rouges, et il en tiendra compte", s'avance un cadre lepéniste.
En visite dans un salon d'entreprises, Jordan Bardella a aussi renvoyé la question de la censure à la rentrée. "Le moment de vérité de ce gouvernement va arriver à l'occasion du vote du budget", avec "des débats essentiels sur le sujet de l'immigration, de la mauvaise dépense publique, des économies à faire dans les dépenses de l'Etat", a-t-il martelé. Le président du RN n'a pas non plus exclu le dépôt d'une motion de censure sur "les questions énergétiques", pour protester si le gouvernement prenait un décret avant même que le Parlement ait examiné un texte sur le sujet.
En permettant à François Bayrou de surmonter la motion socialiste, Marine Le Pen espère enfin conserver son oreille attentive (et peut-être aussi son siège de députée). Si le gouvernement était renversé, une nouvelle période d'instabilité politique s'ouvrirait. Le chef de l'Etat aura aussi le droit de dissoudre à nouveau l'Assemblée nationale, à partir du 8 juillet. Or la patronne du RN n'aurait alors pas le droit de se présenter à des élections législatives anticipées, après sa condamnation en première instance à cinq ans d'inéligibilité immédiate. "Si on se rend compte que la censure risque de provoquer une dissolution, on mettra ce sujet dans la discussion et on prendra ce facteur en compte", reconnaît un député lepéniste. "Le fait que Marine ne puisse pas se présenter à une éventuelle élection législative, ça ne motive pas la non-censure, balaie un autre élu. Elle peut exister en dehors de l'Assemblée."
Pour poursuivre sa stratégie de normalisation
Le parti d'extrême droite s'inquiète également de l'image que renverrait un vote visant à faire tomber le gouvernement début juillet, sept mois après la chute de Michel Barnier. "On ne veut pas censurer pour censurer. Il ne faut pas qu'on passe pour les responsables du chaos politique, institutionnel, voire économique", explique un cadre, alors que le parti veut poursuivre sa stratégie de normalisation et d'institutionnalisation.
"Est-ce que les Français ont envie, à quelques jours des vacances d'été, d'une telle instabilité ?"
Gaëtan Dussausaye, député RN des Vosgesà franceinfo
Mais cette position est-elle tenable politiquement ? "Si les quatre groupes de gauche votent la censure, ça sera compliqué pour le RN d'assumer [une non-censure] devant leurs électeurs", veut croire le député insoumis Eric Coquerel. D'autant que l'électorat du RN reste très majoritairement pour l'abrogation de la réforme d'Elisabeth Borne, comme l'a de nouveau montré un sondage paru en avril dernier.
"Les sympathisants du RN ont un profil sociologique plus populaire, et plus précaire que ceux de la droite et du centre, et ils sont plus sensibles à la question de l'âge de départ à la retraite", souligne François Kraus, directeur du pôle Politique et actualités à l'Ifop. "Il y a un attachement clair à des totems comme le retour aux 62 ans, poursuit le sondeur. Sur ce sujet, les électeurs du RN sont plus contestataires que leurs députés." Selon une enquête d'opinion pour BFMTV, 63% des sympathisants RN se disent d'ailleurs favorables à la censure du gouvernement après l'échec du "conclave".
Pour mieux faire campagne sur le sujet en 2027
Officiellement, le RN fait pourtant toujours campagne pour la retraite à 62 ans, voire 60 pour ceux qui ont commencé à travailler avant 20 ans. Dans son programme, le parti d'extrême droite torpille la réforme adoptée par 49.3 en 2023, qu'il qualifie de "socialement injuste et économiquement absurde". En octobre dernier, le groupe RN a d'ailleurs profité de sa niche parlementaire pour tenter, en vain, de faire voter l'abrogation de la réforme Borne.
Depuis, il a, à plusieurs reprises, soutenu les initiatives parlementaires, y compris de la gauche, qui ont tenté de revenir aux 62 ans, comme la proposition de résolution communiste, le 5 juin. Mais le parti à la flamme ne voit pas l'intérêt de soutenir la motion de censure de la gauche, qui vient sanctionner la fin du "conclave", les tractations entre organisations syndicales et patronales s'étant achevées lundi soir sans accord.
"Une censure se fait sur un texte précis du gouvernement. Là, cette motion est déposée alors qu'il n'y a rien qui est sorti du conclave", défend un conseiller de Marine Le Pen.
"A ce jour, on ne voit pas le prétexte pour censurer. On le déciderait s'il y avait un texte qui aggrave le quotidien des Français. Or le gouvernement nous propose la continuité."
Gaëtan Dussausaye, député RN des Vosgesà franceinfo
Face aux différences entre le projet de réforme des retraites de la gauche et celui du RN, l'élu des Vosges estime qu'il faudra attendre 2027 et la prochaine élection présidentielle pour lancer une vraie réforme du système de pensions. "Aujourd'hui, il n'y a pas de majorité claire à l'Assemblée sur la façon de réformer les retraites", constate-t-il, avant d'anticiper les attaques de la gauche : "Ceux qui ne voteront pas la censure, ça ne veut pas dire qu'ils soutiennent la retraite à 64 ans." "On fera campagne à la présidentielle sur la retraite à 62 ans", assure un conseiller de Marine Le Pen. Depuis la nomination de François Bayrou, le RN n'a voté aucune motion de censure contre le gouvernement du centriste. La huitième ne devrait pas faire exception.