Les inavouables de l’été : «Lâchez-nous avec la gastronomie locale !»

Le malentendu a eu lieu au retour d’un voyage au Mexique, rembobine Marc. «Je saturais des tacos, tortillas, tamales, des garnitures de crudités, du maïs en général. J’ai eu le malheur de déclarer que la cuisine n’avait pas forcément été l’acmé du voyage et les gens se sont offusqués, déplore le quinquagénaire. J’avais presque l’impression que c’était raciste de ne pas apprécier un poulet au “mole” , alors qu’on a quand même le droit de détester une sauce qui mélange du cacao, de la tomate et des cacahuètes !», s’indigne celui qui, ironie du sort, travaillait dans la restauration.

«On m’a opposé que la gastronomie mexicaine était classée au patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco, poursuit Marc. Et alors ? J’ai été tenté d’embrayer sur mon peu d’intérêt pour la cuisine espagnole qui, selon moi, se limite à de l’assemblage de produits sur des cure-dents ou à de la friture… Mais je voulais garder quelques amis, donc j’ai concédé que les ceviches étaient corrects».

Passer la publicité

Réprobation

Certes, Marc est un peu susceptible, et le ceviche plutôt considéré comme une spécialité péruvienne, mais il est loin d’être le seul à avoir suscité la réprobation en balayant d’un revers de la main une cuisine étrangère lors d’un échange en société.

Margot, par exemple, a bien senti la déception de son entourage lorsqu’elle s’est hasardée à juger la cuisine locale après un séjour au Japon. «J’ai eu le malheur de dire que c’était souvent très bon, mais pas non plus toujours dingue», rigole la consultante de 33 ans. «J’ai ajouté que la “street food” était parfois grasse et à base de friture : c’est comme si j’avais giflé les gens, ils ne voulaient pas entendre ça ! Je pense que beaucoup ont préféré se dire que je n’étais pas allée aux bons endroits, voire que je n’avais aucune finesse gustative, plutôt que d’admettre la possibilité que la gastronomie japonaise ne soit pas forcément conforme à l’idée qu’ils s’en font… »

Un tartare dans les géraniums

Rencontre avec ces voyageurs aux papilles rétives, lassés de devoir s’extasier devant chaque plat exotique. S_POZHAR / Сергій Пожар - stock.adobe.com

L’obsession gastronomique mondiale - tendance qui semble destinée à ne plus jamais nous quitter - enjoint d’appréhender le monde par le goût, de se frotter aux cuisines traditionnelles, vécues comme les garantes d’une expérience authentique, forcément incontournable. «Cette injonction à la dégustation partout, tout le temps, ça a vraiment fini par coloniser les esprits», déplore Héloïse qui, en tant que polyallergique victime d’une perte partielle de l’odorat, ne prend aucun risque en voyage, surtout depuis que sa perception des goûts a drastiquement diminué. «Je suis obligée de me justifier de choisir des frites ou du riz sur le menu. Si je ne sors pas la carte “maladie”, on me juge pour mon manque d’audace et d’ouverture d’esprit», regrette la galeriste de 40 ans.

Un procès que l’on ne pourra pas faire à Lucie, qui met, elle, un point d’honneur à tester la moindre spécialité lors de ses escapades. «C’est un sketch», désespère Pierre, son compagnon. «Même en Italie - où tout est délicieux - elle a réussi à dégoter un lampredotto, un genre de sandwich florentin à la tripe, qu’elle a recraché dans une poubelle quelques mètres plus loin. Et je ne vous parle même pas du tartare de cheval non assaisonné à Parme… Impossible de l’avaler mais elle refusait de le laisser de peur de vexer nos hôtes. Résultat, elle l’a planqué dans la jardinière de géraniums qui bordait la terrasse du restaurant !», s’esclaffe le trentenaire.

Salade de concombre de mer

Et que dire de Georges, qui s’est senti obligé de déguster une salade de concombre de mer par pure politesse lors d’un dîner à Taïwan ? «J’avais l’impression d’avaler ma propre langue, confie le jeune homme. Mais mon compagnon de table me regardait les yeux pleins d’étoiles, ravi de mon effort, donc je me suis forcé à déglutir… Plus jamais on ne m’y reprendra !», assure le journaliste. Face à ce genre de mets, faut-il croire l’ethnologue Claude Lévi-Strauss, qui écrivit (1) que «la cuisine d’une société est un langage dans lequel elle traduit inconsciemment sa structure, à moins qu’elle ne se résigne, toujours inconsciemment, à y dévoiler ses contradictions» ?

Passer la publicité

Si oui, doit-on s’inquiéter de ce que nous dit la salade de concombre de mer de la société taïwanaise ? Finalement, quand on sait que même le très gourmand Alexandre Dumas refusa de goûter aux macaronis confectionnés par le compositeur italien Gioacchino Rossini (également coupable du fameux tournedos) lors d’un voyage à Bologne, on peut se dire que, parfois, l’envie n’est tout simplement pas là, et décliner avec chic, comme le grand écrivain : «Merci, mon cher Rossini, je sais tout ce que je voulais savoir».

(1) Le Triangle culinaire, Claude Lévi-Strauss, publié pour la première fois dans L’Arc, n°26, 1965.