Salomé Zourabichvili, une présidente en première ligne dans une Géorgie en crise
La Géorgie se prépare à l'investiture, dimanche 29 décembre, de Mikheïl Kavelachvili, un fidèle du parti au pouvoir dont la nomination est contestée par la présidente sortante et l'opposition pro-occidentale, dans un pays en crise politique depuis les législatives contestées d'octobre. À la tête de cette ancienne République soviétique depuis 2018, Salomé Zourabichvili refuse de céder le pouvoir aux prorusses.
Le Premier ministre Irakli Kobakhidzé a assuré qu'un refus de Salomé Zourabichvili de quitter le palais présidentiel "constituerait une infraction pénale passible de nombreuses années d'emprisonnement", une infraction dont devrait également répondre "toute personne impliquée dans un tel scénario".
Les "menaces d'emprisonnement" de Salomé Zourabichvili par le parti gouvernemental Rêve géorgien sont "inacceptables et incompatibles avec toute perspective européenne", a dénoncé vendredi sur X le ministre français délégué aux Affaires européennes Benjamin Haddad.
Bien que les pouvoirs de la présidence soient limités en Géorgie, l'arrivée à ce poste de Mikheïl Kavelachvili, connu pour ses prises de position ultraconservatrices et anti-occidentales, suscite l’ire des partisans d'une adhésion à l'UE, qui se préparent à manifester et à défendre leur présidente si la police géorgienne venait à tenter de la déloger par la force.
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Mikheïl Kavelachvili a été désigné comme nouveau président le 14 décembre par un collège électoral contrôlé par le Rêve géorgien. Salomé Zourabichvili, en rupture avec le gouvernement et qui soutient les manifestants, a annoncé qu'elle refuserait de rendre son mandat. "Il n'y a qu'une seule formule pour résoudre une telle crise, une formule universellement reconnue dans tous les pays démocratiques : de nouvelles élections", a-t-elle assuré le 22 décembre devant les manifestants, après avoir déclaré les législatives d'octobre, remportées par le parti au pouvoir, "illégitimes".
Le Rêve géorgien dément de son côté toute fraude et accuse l'opposition de vouloir provoquer une révolution, selon lui, financée de l'étranger.
Pour la première fois dans l'histoire de la Géorgie, la cérémonie de prestation de serment du président se déroulera à huis clos au Parlement.
Une présidente du côté des manifestants
Ancienne diplomate française, Salomé Zourabichvili est devenue présidente de la Géorgie en 2018, portée par ce même parti du Rêve géorgien qu’elle combat aujourd’hui. À l’époque, elle est soutenue par l’ex-Premier ministre Bidzina Ivanichvili, fondateur du Rêve géorgien. Officiellement en retrait de la politique, ce milliardaire, qui a bâti sa fortune en Russie, sort de son silence pour soutenir sa candidate, en difficulté à l’issue du premier tour.
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Depuis cette élection, le divorce est consommé entre la présidente et le parti qui dirige la Géorgie sans discontinuité depuis 2012. Troquant un programme libéral et pro-occidental, le parti du Rêve géorgien s’est engagé depuis 2022 dans une voie de plus en plus conservatrice et autoritaire, cachant de moins en moins sa proximité avec la Russie de Vladimir Poutine.
Lorsque le gouvernement tente en 2023 de faire passer un projet de loi obligeant les ONG et les médias recevant plus de 20 % de leur financement de l'étranger de s'enregistrer en tant qu'"agents de l'étranger", Salomé Zourabichvili soutient les manifestants, qui réussissent à faire dérailler temporairement le projet. Le texte est finalement adopté par le Parlement un an plus tard, le 14 mai dernier. Comme elle s'y est engagée, Salomé Zourabichvili met son veto à la loi, mais le parti Rêve géorgien dispose d’une majorité au Parlement lui permettant de passer outre ce veto.
Fin octobre, elle appelle l'opposition à manifester, fustigeant une "falsification totale" des élections législatives remportées par les prorusses du Rêve géorgien. La présidente rejoint même les protestataires dans la rue fin novembre après l'annonce par le Premier ministre Irakli Kobakhidzé que son gouvernement repoussait à 2028 son ambition d'intégrer l'Union européenne.
"Je suis une vraie Française"
Née à Paris dans une famille d'émigrés géorgiens ayant quitté le petit pays du Caucase dans les années 1920 pour fuir l’occupation de l’Armée rouge, Salomé Zourabichvili rêve d’un destin européen pour la Géorgie.
Elle suit ses études à Sciences Po Paris et à la Columbia University, aux États-Unis. Elle en sort polyglotte : en plus du géorgien et du français, elle parle couramment italien et anglais et possède des bases en russe et en allemand. Idéal pour embrasser une carrière diplomatique. Premier poste : l’ambassade de France à Rome. Elle travaillera également auprès des Nations unies à New York à la fin des années 1970, avant de revenir au Quai d’Orsay de 1980 à 1984, de rejoindre l’ambassade de France à Washington jusqu’en 1988, puis celle de N’Djamena, au Tchad.
"Je suis née en France donc, à proprement parler, je ne suis pas une immigrée, je suis une 'vraie Française, Française', comme disait ma mère quelquefois", raconte-t-elle dans un entretien réalisé par l’ambassade de France à Tbilissi en 2017. Sa langue maternelle est cependant le géorgien, qu’elle pratiquait enfant avec ses deux grands-mères qui l’ont élevée. Son père était un membre actif de la communauté géorgienne en France et, pendant des décennies, le président de l’Association des Géorgiens de France. Autre membre éminente de la famille, l’académicienne Hélène Carrère d'Encausse n’est autre que sa cousine.
Diplomate en Géorgie
C’est tout naturellement que Salomé Zourabichvili, qui a foulé le sol géorgien pour la première fois en 1986, est nommée ambassadrice de France à Tbilissi en 2003, avant de se voir accorder l'année suivante la nationalité géorgienne et d'intégrer le gouvernement du président nouvellement élu, Mikheïl Saakachvili. Pour la nommer ministre des Affaires étrangères, celui-ci a dû faire adopter un amendement spécial à la Constitution lui permettant d'accorder la double nationalité à des personnalités de son choix.
Mais cette première incursion dans la vie politique de son pays de cœur ne durera que 19 mois, ses rivaux de l'équipe dirigeante ayant obtenu sa tête. Elle crée alors son propre parti politique, la Voie de la Géorgie, un mouvement pro-occidental et libéral qu’elle dirige jusqu’en 2010 avant de rentrer en France et de renouer quelques années avec la diplomatie, à l’ONU notamment. Après la défaite de son ancien allié et désormais adversaire Mikheïl Saakachvili, elle revient à la vie politique géorgienne. En 2016, elle est élue comme candidate indépendante au Parlement géorgien.
"De cette collaboration ratée entre Mikheïl Saakachvili et la diplomate subsistera une lourde rancœur", analyse en 2018 Le Monde. "Dans son livre 'La Tragédie géorgienne. 2003-2008' (éd. Grasset), elle qualifiait déjà le règne du réformateur de 'néototalitarisme', oubliant que l’ancien président a accompli le geste rare dans la région de quitter le pouvoir après une défaite électorale", poursuit le quotidien.
Emprisonné en 2021 en Géorgie pour "abus de pouvoir", Mikheïl Saakachvili ne bénéficiera jamais de sa grâce présidentielle, malgré les demandes du Parlement européen à libérer l’opposant, considéré comme un "prisonnier politique".
Salomé Zourabichvili lui reproche notamment la répression de manifestations en 2007 et la guerre avec la Russie en Ossétie du Sud en 2008. Durant la campagne électorale de 2018, elle est d’ailleurs vivement critiquée pour avoir déclaré que la courte guerre d'août 2008 contre la Russie avait éclaté parce que la Géorgie avait commis l'erreur de répondre aux "provocations russes". Ses adversaires pointent également sa maîtrise relative, selon eux, de la langue géorgienne et mettent en doute son patriotisme.
Ironie de l'histoire, une partie de l’opposition géorgienne qui a critiqué Salomé Zourabichvili durant sa campagne de 2018 est aujourd’hui mobilisée à ses côtés pour faire front contre le Rêve géorgien. Depuis novembre, la cheffe de l'État s’est d'ailleurs plusieurs fois mêlée à la foule des manifestants, qui ont scandé son nom pour la remercier.

Bien que son rôle soit surtout honorifique, la présidente géorgienne représente désormais l’un des derniers remparts institutionnels contre le rapprochement avec la Russie. Sans immunité présidentielle, elle ne bénéficiera bientôt plus d’aucune protection, sauf d’un éventuel soutien populaire.
Cet article est une mise à jour d'un portrait publié en 2018.
Avec AFP