13 Novembre : avant les attentats, le tabou de l’infiltration de djihadistes parmi les migrants

Les terroristes qui ont perpétré les attentats de Paris le 13 novembre 2015 sont arrivés en Europe en se fondant dans le flux des réfugiés, profitant de l’ouverture massive des frontières européennes, sous l’impulsion de l’Allemagne - un million de migrants étaient arrivés en Europe sur la seule année 2015. Cette certitude établie par les enquêteurs au lendemain des attentats a fait l’objet depuis d’une étude approfondie du Centre d’analyse du terrorisme : son président Jean-Charles Brisard confirmait au Figaro, en 2021, que «tous les membres des commandos de 2015, qu’ils soient étrangers ou Français ayant séjourné en Syrie ont emprunté la route migratoire de l’est de l’Europe avec des passeports syriens ou irakiens».

Abdelhamid Abaaoud, le commandant opérationnel présumé des attentats du 13 novembre, avait notamment dépêché un éclaireur, le djihadiste Bilal Chatra, qui est arrivé en Europe en juin 2015 et avait pour mission de tester la route des migrants pour rallier la Belgique. «C’était un éclaireur chargé d’informer Abaaoud de toutes les difficultés rencontrées aux postes frontières, pour ouvrir la voie aux autres», explique Jean-Charles Brisard. Abaaoud lui-même prendra cette route avec une fausse identité pour rentrer en Europe. Les autres terroristes impliqués le 13 novembre ont tous emprunté ces routes migratoires : Le Figaro a retracé avec précision leurs parcours respectifs.

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Mais si ces faits aujourd’hui établis ne souffrent pas de contestation possible, les commémorations du 13 novembre 2015 dix ans après sont l’occasion de rappeler que l’éventualité d’une infiltration des routes migratoires par des djihadistes, évoquée pourtant à plusieurs reprises avant les attentats, a longtemps été sous-estimée dans les médias et même par des responsables politiques.

La crainte que Daech puisse profiter de l’entrée massive de réfugiés en Europe pour y infiltrer des terroristes islamistes avait été étayée, début 2015, par un article du quotidien italien Il Messagero  rapportant des écoutes téléphoniques menées par les autorités italiennes, et révélant que l’État islamique menaçait d’envoyer entre 500.000 et 700.000 migrants en Europe afin d’agir comme «une arme psychologique». En avril 2015, le maire de Nice Christian Estrosi reprenait cette idée en disant craindre des «cinquièmes colonnes» islamistes, suscitant un tollé dans les réactions. Sur Franceinfo en août 2015, il insistait pourtant : «Nous avons parmi ces migrants des terroristes de Daech qui s’infiltrent. Nous le savons, les services de renseignements ne cessent de nous alerter là-dessus».

Un risque minimisé par Beauvau

Dans la foulée de cette intervention remarquée, plusieurs journalistes contredirent le député-maire en relativisant cette menace. «Non, les terroristes de Daech ne s’infiltrent pas parmi les migrants»titrait LCI en tête d’un article de fact-checking qui rappelait que les auteurs des attentats terroristes récents (les frères Kouachi, Amedi Coulibaly, Mohamed Merah) étaient tous nés en France. L’article citait surtout le journaliste David Thomson, spécialiste du djihadisme et auteur d’une série de tweets expliquant que les propos d’Estrosi étaient «factuellement faux», car «jamais l’État islamique n’a encore utilisé les flux de migrants pour s’infiltrer en Europe», que cette hypothèse «n’est présente dans aucun communiqué» de Daech.

Dans un autre article faisant suite aux propos d’Estrosi, et intitulé «Non, Daech n’utilise pas les flux de migrants pour s’infiltrer en Europe», Libération citait des propos de Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’Intérieur, et répondant à cette inquiétude d’une infiltration djihadiste : «ça peut toujours arriver. Mais nous travaillons avec nos services de renseignements et nous n’octroyons pas l’asile à ceux dont nous savons qu’ils ont des activités terroristes». 

En septembre 2015, France Inter publiait un article intitulé cette fois «Réfugiés : le fantasme de l’infiltration terroriste», et dont le titre fut modifié le 15 novembre, au surlendemain des attentats de Paris, pour devenir «Des terroristes parmi les migrants ?», un choix justifié selon la radio par «le souci premier de protéger notre consœur» auteur de l’article. On pouvait notamment y lire des propos rassurants transmis par les services du ministère de l’Intérieur : «La menace est-elle réelle ? Au ministère de l’Intérieur, on la balaie d’un revers de la main. Cette infiltration est un fantasme, un chiffon rouge agité par l’extrême droite pour faire peur aux Français. Place Beauvau, on assure que les migrants qu’on laisse entrer en France sont ceux qui veulent y demander l’asile. Or quand on fait une demande d’asile, on laisse nécessairement ses empreintes , on se fait photographier, et les services de l’OFPRA (l’office de protection des réfugiés) consultent les fichiers de police français et internationaux.» Semblant toujours paraphraser des éléments transmis par la place Beauvau, France Inter poursuivait : «D’autre part, tout peut aussi se résumer en une question : quel avantage aurait l’organisation de l’État islamique à infiltrer l’un des siens parmi les migrants ? Les risques sont nettement supérieurs aux avantages. Le voyage vers l’Europe dure au minimum plusieurs semaines, il y a également un risque de périr en mer... Bref ce n’est pas le moyen le plus efficace pour parvenir à ses fins, quand d’autres filières existent.»

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Une autre voix que celle de Christian Estrosi, et non des moindres, s’était pourtant levée pour faire état de craintes similaires : celle de Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’Otan, qui en mai 2015 indiquait que «des combattants étrangers, des terroristes, pourraient tenter de se cacher parmi les migrants que les passeurs transportent clandestinement de l’Afrique vers l’Europe»Ce qui n’empêchait pas L’Obs, dans un article à puces entendant démonter «8 idées reçues sur les migrants de Calais», de répondre «faux» à l’affirmation selon laquelle «des terroristes se cachent parmi les migrants», argument à l’appui : «régulièrement agité par l’extrême droite, le chiffon rouge de prétendus terroristes cachés parmi les migrants ne dispose d’aucun véritable précédent». L’Obs citait plus loin les craintes du secrétaire général de l’Otan, indiquant que les «instances européennes» ne prenaient pas cette menace «à la légère».

D’autres articles qui évaluaient la possibilité que des terroristes puissent s’infiltrer parmi les migrants, citaient des experts plutôt sceptiques à ce sujet. Ainsi un article du JDD en avril 2015, citant un ancien diplomate anonyme selon qui «il faut faire la part des choses entre la propagande et les capacités réelles : la plupart des bateaux ne partent pas des zones contrôlées par Daech.»