«Secte», «escrocs»: quand les journalistes huaient Caillebotte et l'impressionnisme

Historien de l'art, Laurent Manœuvre travaille sur l'impressionnisme et ses origines et sur la peinture de marines. Il a publié en 2024, aux éditions L'Atelier contemporain, Quand les impressionnistes s'exposaient. L'impressionnisme suscita, dès ses débuts, les réactions outrées et ironiques d'une grande partie de la presse. Caillebotte y fut l'un des plus moqués. Par Laurent Manœuvre


À partir de 1873, le marché de l'art subit les effets d'une crise économique mondiale. Selon Boudin, « la situation est des plus critiques (…). Les gros bonnets [de la peinture] se rapprochent de Paris sous le fallacieux prétexte d'être agréables à leurs épouses : mais en réalité, c'est qu'on ne va plus les chercher à l'Isle-Adam ou ailleurs ». C'est dans ce contexte difficile que Monet, bientôt rallié par Renoir et Sisley, puis par Pissarro, lança le projet d'une exposition indépendante.

La tension augmente en 1876, au moment où Caillebotte rejoint les impressionnistes. La situation ayant empiré, le marché, qui soutient les artistes officiels, se raidit et tente d'éliminer toute concurrence. La presse dissuade d'éventuels collectionneurs d'investir dans cette nouvelle peinture « dénuée d'avenir ». Ses représentants souffrent de troubles visuels, provoqués par une déficience mentale. On présente également les impressionnistes comme une secte cherchant à escroquer un public naïf.

Caillebotte, qui dispose d'« une centaine de mille francs de rente » selon Bertall, de « cent cinquante mille francs de rente » selon Fichtre, et dont les tableaux sont encadrés de « somptueuses bordures d'or », est désigné comme le grand prêtre de la secte, d'autant plus redoutable que c'est un « jeune homme charmant et des mieux élevés ». Il se voit même comparé au président de l'Eglise des Mormons : « il n'est que le Brigham Young des derniers jours de la peinture, alors qu'il se croit le précurseur d'une rénovation de l'art. Sa petite Eglise heureusement ne franchit pas les bornes d'un territoire restreint ».

Une soumission au réel est parfois maladroite

Lors de sa création, la « Société nouvelle » s'était fixée pour but, outre les expositions et les ventes publiques, la publication d'un journal. L'Impressionniste, journal d'art voit le jour en 1877, pour tenter de contrer les critiques assassines. Mais le journal ne se vend pas. Seuls quatre numéros paraîtront, dont l'un avec un dessin original de Caillebotte reproduisant Le Pont de l'Europe.

En cette période qui adule les tours de force techniques, Degas suscite l'admiration par un métier sans faille, en dépit de ses compositions déroutantes. Caillebotte adopte à son tour des points de vue étonnants, mais sa soumission au réel est parfois maladroite, presque naïve. En 1879, Le Veau et la Chèvre provoque l'ironie des critiques : « Une vache en bois rouge acajou clair, ornée d'un mufle extraordinaire à rallonges, est placée sur un tapis vert cru ; elle est accompagnée d'une petite chèvre en feutre qui se tient discrètement dans le coin de la toile pour ne pas troubler le regard qui s'attache forcément à sa compagne. J'ose le répéter, c'est un chef-d'œuvre. Cette vache fantastique, grandeur nature ou peu s'en faut, vaut seule le voyage à la salle de l'avenue de l'Opéra ».

Les journalistes moquent Caillebotte tant et si bien qu'il s'en faut de peu que les campagnes de presse ne le fassent éjecter du groupe des indépendants… En 1882, alors que l'organisation de la septième exposition impressionniste fait l'objet de vives discussions, Durand-Ruel, qui a lu les articles de presse des expositions précédentes, déclare : « Caillebotte n'est pas utile ; c'est lui qui a fait hurler le plus par ses excentricités. » Monet devra peser de tout son poids pour sauver son ami.