« Je refuse d’adapter mes décisions aux contraintes de l’ASE » : comment les juges des enfants gèrent le manque de moyens dans la protection de l’enfance
En novembre 2018, les juges des enfants du tribunal de Bobigny ont lancé dans une tribune un appel au secours, dans laquelle ils se qualifiaient de « juges des mesures fictives », leurs décisions de protection étant mal ou pas exécutées par l’aide sociale à l’enfance (ASE). Il pouvait s’écouler jusqu’à dix-huit mois entre la décision et l’affectation au service. Depuis, la situation s’est encore aggravée.
En novembre 2023, 3 335 placements n’avaient pas été exécutés en France, selon un recensement effectué par le Syndicat de la magistrature. Un constat confirmé l’an passé par le Conseil économique, social et environnemental (Cese), qui évoque une crise systémique, ou, en janvier 2025, par la Défenseure des droits, Claire Hédon. D’après l’institution, 6 000 à 7 000 enfants étaient encore en attente de l’exécution d’une décision.
Plusieurs causes expliquent cette paralysie judiciaire : l’inflation du nombre de mesures, le manque de places, l’épuisement des professionnels… Selon une étude de 2024, 77 % des juges des enfants affirment avoir déjà dû renoncer à un placement, faute de structures adaptées disponibles. « J’ai eu le dossier d’un enfant malade dont le placement se justifiait car sa santé était gravement compromise par les carences parentales. J’y ai pourtant renoncé, faute de place proposée par l’ASE », confirme Marc1, un magistrat exerçant dans l’Est.
« Après la condamnation d’une mère pour des violences commises en présence de ses filles, l’ASE m’a dit que le placement en urgence que j’avais prononcé n’avait plus lieu d’être et a ramené les enfants auprès de leur mère », se lamente Marie, une autre juge exerçant en Bretagne.
De la maltraitance à la délinquance
Avec la casquette pénale, les juges des enfants retrouvent souvent au tribunal les jeunes suivis en assistance éducative. Alors que le gouvernement s’évertue à déconstruire les principes fondamentaux de la justice des mineurs en votant des dispositions ultra-répressives, une vérité est vite oubliée : les délinquants d’aujourd’hui sont souvent les maltraités d’hier.
Un autre rapport du Cese sur « Le sens de la peine », publié fin 2023, a chiffré cette réalité : 41 % des hommes et 37 % des femmes en prison ont fait l’objet d’une mesure d’assistance éducative dans l’enfance. « La sanction pénale n’est bien souvent que la conséquence d’un désinvestissement dans les politiques publiques », accuse le rapport.
Ces parcours, les juges des enfants les connaissent bien : « Je suivais en assistance éducative un jeune multirécidiviste qui avait été placé dès sa naissance à cause de graves maltraitances parentales, témoigne Noémie, une magistrate d’Occitanie. Il a subi autant de violences en foyer qu’auprès de ses parents : déscolarisé, toxicomane, victime d’abus sexuels et déplacé de famille d’accueil en foyer, il est très vite tombé dans la délinquance et attend maintenant son procès au tribunal correctionnel. »
Rappeler à l’État sa responsabilité
Face à ces carences, la Défenseure des droits rappelle que la responsabilité de l’État peut être engagée pour « prise en charge défaillante » et suggère aux jeunes majeurs quittant l’ASE de saisir le juge administratif pour opposer aux départements leur obligation légale. Le 18 mars, trois députés LFI ont déposé une proposition de loi créant une astreinte financière en cas de mesures de protection de l’enfance non exécutées.
Sur le terrain, des magistrats font aussi de la résistance : « Je refuse d’adapter mes décisions aux contraintes de l’ASE car je ne veux pas être complice de cette situation, confie un juge des enfants du Nord. Je sais que mes décisions risquent de ne pas être exécutées, mais les modifier serait accepter le manque de moyens. Outre mon indépendance, je perdrais aussi mon objectif premier : l’intérêt de l’enfant. »
- Les prénoms ont été changés. ↩︎
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