Critiquer l'inéligibilité de Marine Le Pen, "un indice de la perte des valeurs démocratiques de base"
"Déni démocratique", "fin de l’État de droit", "décision politique" : Marine Le Pen et le Rassemblement national n’ont de cesse de fustiger, depuis lundi 31 mars, la décision de justice ayant condamné la patronne des députés du Rassemblement national (RN) pour détournement de fonds dans l’affaire des emplois fictifs des assistants parlementaires du Front national au Parlement européen. Une stratégie de défense qui devrait se poursuivre dans les prochains jours et culminer, dimanche 6 avril, avec la manifestation de soutien organisée à Paris par le RN, sous le hashtag #SauvonsLaDémocratie.
Condamnant Marine Le Pen à quatre ans de prison, dont deux ans ferme aménageables, 100 000 euros d’amende et à une peine de 5 ans d’inéligibilité avec exécution provisoire, le jugement prononcé par le tribunal de Paris est surtout critiqué car il empêche la triple candidate à l’élection présidentielle (2012, 2017, 2022) de se présenter à nouveau en 2027.
"Le système a sorti la bombe nucléaire, et s'il utilise une arme aussi puissante contre nous, c'est évidemment parce que nous sommes sur le point de gagner des élections", a notamment déclaré Marine Le Pen, mardi 1er avril, devant les députés RN, lors d'une réunion de groupe ouverte de manière inédite à la presse.
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"Il s’agit d’une négation pure et simple de l’État de droit", a également accusé Jordan Bardella au micro de CNews/Europe 1, dénonçant "la tyrannie des juges".
Des accusations que balaye Jean-Yves Pranchère, philosophe et professeur de théorie politique à l’université libre de Bruxelles, pour qui cette décision de justice est "au contraire, une victoire de l’État de droit".
"On aurait pu craindre que les juges soient trop prudents, justement pour des raisons politiques car la pression était forte sur eux. Ils ont su tenir et il faut leur rendre hommage. Ils ont décidé d’appliquer la loi et ont défendu l’État de droit et la démocratie en respectant un principe élémentaire : aucun citoyen n’est au-dessus de la loi", affirme-t-il.
L'exécution provisoire touche de nombreux Français
En ce sens, la condamnation de Marine Le Pen n’est pas exceptionnelle. Déjà, la plupart des condamnés dans cette affaire ont écopé d’une peine d’inéligibilité avec exécution provisoire. Parle passé, d’autres personnalités politiques – l’ancien président de la Polynésie française Gaston Flosse ou l’ancien maire de Toulon Hubert Falco – ont également été condamnés à des peines d’inéligibilité avec exécution provisoire.
Et plus largement, de nombreux citoyens sont chaque semaine condamnés à des peines avec exécution provisoire. Selon les chiffres du ministère de la Justice, 48 % des peines d’emprisonnement ferme prononcées en 2021 par les tribunaux correctionnels l’ont été avec exécution provisoire.
Le cas de Marine Le Pen n’est donc pas exceptionnel, d’autant que ses critiques font fi des éléments de preuve figurant dans le dossier et des explications du jugement de la présidente du tribunal, Bénédicte de Perthuis, qui a souligné "la gravité des faits, leur caractère systématique, leur durée sur douze ans, et la qualité d’élus" des mis en cause.
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"Ce qui caractérise la démocratie, avant même les élections, c’est l’égalité des citoyens devant la loi. Or, lorsque Marine Le Pen et d’autres estiment que c’est aux électeurs de trancher. C’est une conception tout à fait erronée de la démocratie, qui rappelle plutôt le bonapartisme ou le césarisme, qui sont des systèmes où les politiques sont placés au-dessus des lois par la volonté du peuple. L’acclamation populaire remplace alors l’égalité des droits", explique Jean-Yves Pranchère.
Une appréciation qui correspond presque mot pour mot à celle de la présidente du tribunal de Paris qui, dans son jugement de 152 pages, a devancé les accusations de "déni démocratique" pour motiver sa décision d’assortir la peine d’inéligibilité de Marine Le Pen à une exécution provisoire.
"La proposition de la défense de laisser le peuple souverain décider d’une hypothétique sanction dans les urnes revient à revendiquer un privilège ou une immunité qui découlerait du statut d’élu ou de candidat, en violation du principe d’égalité devant la loi", écrit ainsi Bénédicte de Perthuis.
"Un renversement du sens des mots et des valeurs"
Pour le professeur de théorie politique, une telle approche reviendrait à considérer qu’un candidat à l’élection présidentielle pourrait par exemple faucher des enfants avec sa voiture en toute impunité. "On me répondra que ce n’est pas la même chose, mais cela revient à estimer que détourner de l’argent public n’est pas si grave que ça, alors qu’il s’agit pour un élu d’un acte hautement répréhensible", insiste-t-il.
Marine Le Pen a d’ailleurs longtemps prospéré, dans les années 2000 et 2010, sur le slogan du "Tous pourris !" lancé contre l’ensemble de la classe politique, affirmant que son parti, le Front national – devenu Rassemblement national en 2018 –, était le seul à avoir les mains propres. Une archive vidéo datant de 2013, au moment de l’affaire Cahuzac, est ressortie et circule sur les réseaux sociaux depuis quelques jours. On la voit réclamer "l’inéligibilité à vie pour tous ceux qui ont été condamnés", notamment pour des faits de détournement de fonds publics.
Cette petite musique a aujourd’hui disparu des discours de Marine Le Pen, qui préfère parler de "complot" et d’un "système" contre lequel elle affirme devoir lutter. Une rhétorique habituelle de l’extrême droite, déjà entendue du temps de Jean-Marie Le Pen, qui avait inventé le sigle UMPS – contraction des sigles des partis politiques UMP (Union pour un mouvement populaire) et PS (Parti socialiste) – pour symboliser ledit "système".
Mais désormais, le Rassemblement national n'est plus seul dans cette posture. Depuis depuis la condamnation de Marine Le Pen voilà 48 heures, d'autres responsables politiques vont dans le sens de la députée du Pas-de-Calais.
Du Premier ministre François Bayrou "troublé" par la condamnation de Marine Le Pen et ouvert à une "réflexion" au Parlement pour faire évoluer la loi sur l’exécution provisoire à Jean-Luc Mélenchon, pour qui "la décision de destituer un élu devrait revenir au peuple", en passant par Laurent Wauquiez (Les Républicains) qui considère que "dans une démocratie, il n’est pas sain qu’une élue soit interdite de se présenter à une élection", l’extrême droite ne semble plus isolée dans ses critiques visant la justice.
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"On est malheureusement en train d’assister à un renversement du sens des mots et des valeurs. Or, c’est précisément, avec la corruption et le mépris de l’État de droit, ce qui détruit la démocratie. Le fait qu’il y ait tant de commentateurs et de personnalités politiques qui soutiennent l’idée qu’une candidate à l’élection présidentielle ne devrait pas être inéligible en dit long sur l’état de la démocratie en France. C’est à la fois un indice de leur grande irresponsabilité, un indice de leur tolérance de la corruption et un indice de leur perte des valeurs démocratiques de base", déplore Jean-Yves Pranchère.
Les Français semblent, de leur côté, soutenir la décision du tribunal de Paris. Selon un sondage Elabe pour BFMTV, ils sont 42 % à se dire satisfaits du jugement, contre 29 % à être mécontents et 29 % indifférents. Mais surtout, 57 % des personnes interrogées estiment qu’il s’agit d’une décision normale au vu des faits reprochés à Marine Le Pen et ils sont même 68 % à considérer que la règle de l’exécution provisoire est juste.