Mathématisation vampirisante

En mars dernier, OpenAI, toujours en quête de buzz (et de milliards), faisait sensation : sa dernière version de ChatGPT était capable d’engendrer images et portraits dans le célèbre style du studio d’animation japonais Ghibli, de Hayao Miyazaki et Isao Takahata. Fièvre mondiale ! Deux semaines plus tard, au moins sept logiciels gratuits pouvaient faire la même chose, mais le but était atteint. Bref, n’importe qui, n’importe quand pourra en un instant « ghibliser » un portrait… c’est d’ailleurs ce qu’a fait la Maison-Blanche pour publier l’image choc d’une délinquante emportée en pleurs par la police.

Sous l’angle technique, c’est un nouveau triomphe de la mathématisation de l’animation, cinquante ans après les débuts du grand pionnier Edwin Catmull, cofondateur de Pixar et lauréat des plus prestigieux prix d’informatique. En 2013, après avoir assisté à une conférence passionnante de Tony DeRose, directeur de la recherche de Pixar, « How mathematics has changed Hollywood » (« Comment les mathématiques ont changé Hollywood »), j’écrivais une tribune enthousiaste sur les nouvelles possibilités mathématiques pour les effets spéciaux et l’animation. C’était du grand art de combiner l’analyse des équations aux dérivées partielles, la géométrie constructive, les probabilités, l’algèbre linéaire, au service de l’animation de la tignasse rousse de l’héroïne de Brave, ou plus tard des flots bleus sur lesquels vogue Vaiana.

Mais nous voici en 2025 dans l’ère des gros marteaux de l’apprentissage statistique et des réseaux de neurones géants, et ce que l’algorithmique sait imiter maintenant, ce ne sont plus des détails techniques fastidieux, c’est le style, l’âme même d’un auteur, et voilà les artistes terrifiés et les fans indignés. Dès 2016, confronté à une première version d’algorithme « qui dessine comme les humains », Miyazaki dégoûté accusait les jeunes programmeurs d’« insulte à la vie elle-même » et bougonnait que la fin des temps était proche.

Une « insulte à la vie elle-même » : l’expression n’est peut-être pas exagérée. Ce qui le glaçait avant tout n’était pas le risque de destruction d’emplois, ou de plagiat, ou de perte de qualité, ou de détournement (y compris par des gouvernements autoritaires), mais que des humains pussent déléguer à la machine leur style, cette précieuse signature créative, « l’art personnel, l’âme singulière », indéfinissable et bien sûr (heureusement) non-brevetable. Et revenir sur ce contrat de société ancestral, le rôle confié aux artistes, à certains de nos frères et sœurs humains, de nous faire vibrer par leur créativité. L’un des ingrédients de la vie même, qu’il ne faut pas laisser la technique aspirer comme un vampire.

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