Guerre en Ukraine : comment l'arrêt du partage de renseignement américain peut affecter Kiev
Kiev est désormais privée d'informations précieuses. Le patron de la CIA, John Ratcliffe, a confirmé, mercredi 5 mars, la suspension du partage de renseignement américain avec l'Ukraine, après le gel de l'aide militaire annoncé deux jours plus tôt. Auparavant, le conseiller à la sécurité nationale américain, Mike Waltz, avait décrit un "pas en arrière" pour "passer en revue tous les aspects" de la relation entre Washington et Kiev. Cette décision s'inscrit dans un contexte de fortes tensions entre Volodymyr Zelensky et Donald Trump, qui compte imposer son plan de paix négocié avec Moscou.
John Ratcliffe a bien précisé que cette mesure était temporaire, estimant qu'elle finirait "par s'achever". "Nous travaillerons aux côtés de l'Ukraine, comme nous l'avons déjà fait, pour repousser l'agression", a-t-il déclaré au micro de Fox Business. Mais pour l'heure, les robinets sont coupés, selon le ministre des Armées français, Sébastien Lecornu, qui a assuré jeudi sur France Inter que "le concours des agences américaines sur l'observation satellitaire" était "suspendu" depuis mercredi.
De l'imagerie satellite pour planifier des frappes
Or, il est "difficile d'imaginer l'Ukraine résister aussi efficacement à l'armée russe sans cette source d'informations", estime auprès de France 24 Aviva Guttmann, maître de conférences en stratégie et renseignement à l'université d'Aberystwyth (pays de Galles). "C'est plus grave pour l'Ukraine que la suspension de la livraison d'équipement militaire américain." Car pour prendre des décisions sur le terrain, Kiev a "besoin de systèmes d'observation, de systèmes informatiques, etc, dont beaucoup étaient fournis par les Américains", rappelle Olivier Kempf, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique, à franceinfo.
Jusqu'ici, les Américains fournissaient "de l'imagerie satellite et une analyse de ces images, ce qui permettait d'identifier les mouvements du côté russe, par exemple", explique la chercheuse Christine Dugoin-Clément, autrice du livre à paraître Géopolitique de l'ingérence russe : la stratégie du chaos, à franceinfo. Des informations essentielles aux troupes de Kiev pour planifier leurs frappes sur l'adversaire, précise Pavlo Narozhny, analyste militaire ukrainien, au Financial Times. Toucher "des cibles statiques comme des usines ou des centrales pétrolières, nous pouvions le faire nous-mêmes, assure-t-il. Mais c'est probablement grâce à l'aide des services de renseignement américains que nous avons pu frapper des centres de commandement, tuer des généraux."
Des répercussions aussi pour la population
Ces informations sont tout aussi précieuses sur le plan de la défense. "Les services de renseignement américains ont contribué au système d'alerte rapide contre les frappes russes visant les villes ukrainiennes", rappelle l'Institute for the Study of War (ISW). Le dispositif permettait "aux autorités et aux civils ukrainiens de se préparer dès que Moscou lançait des missiles et des drones", poursuit l'ISW, estimant donc que la décision américaine aura "de graves répercussions sur la sécurité des zones arrière ukrainiennes".
Des conséquences qui pourraient être visibles rapidement, car "les forces russes tenteront probablement de profiter de la pause de l'aide américaine pour réaliser de nouveaux gains dans l'est et le sud de l'Ukraine", prévoit l'ISW. Mercredi, l'ex-président russe Dmitri Medvedev a annoncé sur le réseau social VKontakte qu'"infliger un maximum de dégâts à l'ennemi rest[ait]" la "tâche principale aujourd'hui" de la Russie, en réaction à la suspension de l'aide américaine.
L'Europe peut-elle compenser ?
Un désengagement des Américains sur le plan du renseignement signifie pour l'Ukraine "beaucoup moins d'informations, issues des sources maîtrisées par les Etats-Unis, ce qu'il va falloir compenser avec d'autres acteurs capables de récupérer ces données", juge Christine Dugoin-Clément. Alors que l'Europe se porte au chevet de l'Ukraine, pourrait-elle compenser le retrait de Washington sur ce terrain ? "Prendre des photos des bases russes et du front avec un haut degré de précision est à la portée des Européens, notamment des Français, qui disposent de puissants satellites de reconnaissance optique, explique Le Monde. Mais les Etats-Unis peuvent fournir des images en bien plus grand nombre et sur l'ensemble du front." Selon Christine Dugoin-Clément, outre les données, "il faut une expertise technologique pour les lire. C'est là où les Européens pourraient aider".
Reste que le Royaume-Uni est limité dans ses choix par la coalition Five Eyes, l'alliance entre cinq services de renseignement, dont les siens et ceux des Etats-Unis, qui se partagent des informations. "Cette alliance fonctionne sur la mutualisation des capacités d'interception, de la collecte et des entrepôts de données", expose Jonathan Guiffard, chercheur associé à l'Institut Montaigne, au Monde. Ce qui veut dire que Londres a accès aux renseignements des Américains, qu'ils ne souhaitent plus voir transmis aux Ukrainiens. "Les Etats-Unis peuvent demander à bloquer ces infrastructures de partage par une position politique de principe, mais la mise en œuvre va demander du temps", explique-t-il.
Quant à la France, Sébastien Lecornu a en tout cas assuré jeudi que le renseignement français était "souverain (...), avec des capacités qui [lui] sont propres". Il a poursuivi en précisant : "Nous en faisons bénéficier les Ukrainiens."