Retraites : "François Bayrou gère l'après-conclave en achetant à nouveau temps", note Benjamin Morel, politologue
Après une fin de conclave sans accord entre les partenaires sociaux en début de semaine, les négociations autour de la réforme des retraites semblent au point mort. Pourtant, François Bayrou se refuse encore à parler d'échec. Le Premier ministre a livré jeudi une conférence de presse, évoquant même une "avancée décisive". Invité de la "Matinale" du 27 juin, le politologue Benjamin Morel décrypte cette stratégie auprès de la journaliste Brigitte Boucher.
Ce texte correspond à la retranscription d'une partie de l'interview ci-dessus. Cliquez sur la vidéo pour regarder l'entretien en intégralité.
Brigitte Boucher : Le conclave sur les retraites s'est achevé, soldé par un échec en début de semaine, sans accord. C'est ce que nous dit François Bayrou hier lors d'une conférence de presse. Et pourtant, il parle d'une avancée décisive. Est-ce qu'il est dans le déni, le Premier ministre ?
Benjamin Morel : Ce n'est pas un échec, ça n'a juste pas encore réussi. Potentiellement, ça a déjà réussi. C'est-à-dire qu'il faut revenir à l'origine de cette affaire. L'origine, c'est de gagner du temps. Nous sommes au mois de janvier, au mois de février, nous avons un gouvernement qui vient de sauter, nous n'avons pas de budget. Qu'est-ce qu'achète François Bayrou avec ce conclave ? Il achète du crédit. Le budget passe, et de son côté, il reste en place jusqu'à aujourd'hui. Là, il gère l'après-conclave en achetant à nouveau du temps. Quand il dit encore deux, trois semaines de délibération, ça nous porte quand ? Ça nous porte le 11 juillet.
À la fin de la session extraordinaire de l'Assemblée.
Pour beaucoup de Français, c'est les vacances, pour les députés aussi. C'est-à-dire que c'est la fin de la session extraordinaire, à partir de là, il ne peut plus rien se passer.
Et pourtant, il y aura une motion de censure avant.
Oui, mais le RN a dit qu'il ne la voterait pas, et donc à partir de là, c'est une motion de censure sans les dents. Ensuite, qu'est-ce qu'il dit François Bayrou ? Quoi qu'il arrive, les acquis, ils figureront dans un projet de loi, et notamment dans un projet de loi que les Français connaissent bien, qui est le projet de loi de financement de la Sécurité sociale. Souvenez-vous, le PLFSS, c'est là-dessus qu'est tombé Michel Barnier la dernière fois. Donc là, nous allons mettre des dispositions relativement populaires, soutenues par la CFDT dans le projet de loi, et nous allons dire aux socialistes : "Chiche de censurer, chiche de faire tomber le gouvernement, alors que là, vous avez obtenu quelques éléments". Ce n'est pas le Grand soir, ce n'est pas le retour à la retraite à 62 ans, mais quand même, sur beaucoup d'aspects, il y a des progressions.
Ce qu'il faut peut-être dire aux Français aussi, c'est qu'un budget, que ce soit de la Sécurité sociale ou un budget normal, ça ne passe rarement sans 49.3 quand on n'a pas de majorité. Donc on dit oui, il y aura un vote au Parlement. En réalité, il n'y aura probablement pas de vote sur ces mesures.
Il y aura un vote sur la motion de censure derrière. Mais en effet, quand on s'amuse à se demander si un gros politicien est dans l'opposition ou dans la majorité, le critère, c'est est-ce qu'il vote là, ou le budget. Et donc dans ce cadre-là, les socialistes ne voteront jamais le projet de loi de financement de la Sécurité sociale, pas plus que le RN. Que va faire le gouvernement ? Il va faire un 49.3. Derrière, il y aura une motion de censure. Le PS fera tomber le gouvernement sur un budget de la Sécurité sociale dans lequel il y a des avant-projets sur les retraites, ça va être compliqué. Attention, ça ne veut pas dire que François Bayrou passera l'hiver. Il y a un vrai budget, celui de l'État, le fameux PLF, le projet de loi de finances. Et là, il faut trouver 40 milliards et il n'y a aucune raison que le Parti socialiste ou le RN lui fassent des cadeaux. Et pourtant, il achète quelques semaines.
Il achète quelques semaines, il prolonge un peu son assurance-vie. Le PS avait déposé une motion de censure avant cette conférence de presse et l'a maintenue après. Pourtant, cette motion de censure avait lieu parce qu'il n'y avait pas de mesure qui était mise dans un projet de loi ou en tout cas transmise au Parlement. Là, c'est le cas. Pourquoi le PS maintient-il cette motion de censure ?
Parce qu'une fois que vous êtes engagé dans le cadre d'une motion de censure, vous n'allez pas reculer, surtout sur les collibets du reste de la gauche, qui va voter cette motion de censure et que si jamais vous ne le faites pas, eh bien on en déposera quoi qu'il arrive une en vous prenant en porte-à-faux.
Mais donc, elle n'a pas vraiment de sens, ou sinon pour affirmer la position du Parti socialiste après son congrès, peut-être ?
Montrer que le PS est un vrai parti d'opposition, et que cette motion de censure montre son crédit d'opposant. Ce n'est pas la première fois que le PS fait ça. Sur le budget, nous avons un 49.3. Le PS ne vote pas cette motion de censure. Et ce faisant, il laisse passer le budget. Il en dépose une juste derrière, au moment où François Bayrou parle chez vos confrères de submersion migratoire. Et là, François Bayrou dit, pas tout à fait à tort : "Votre motion de censure, elle est en carton pâte, elle est là pour solidifier vos équilibres internes avant le congrès". Ce qui est plutôt vrai, et in fine, cette motion de censure, elle ne passe pas parce que le RN ne la vote pas. Là, nous avons le même scénario. Pour le Parti socialiste, c'est une motion de censure à blanc, tout bêtement, parce qu'il sait très bien que derrière, le Rassemblement national ne suivra pas.
Alors effectivement, le Rassemblement national laisse un peu planer le mystère par la voix de Jordan Bardella. Mais Sébastien Chenu et Jean-Philippe Tanguy ont dit non, nous ne souhaitons pas censurer le gouvernement sur cette réforme des retraites, et pourtant, ils sont pour l'abrogation de cette réforme. Ce n'est pas le bon moment là pour le RN ?
Non, ils n'y ont pas vraiment intérêt. Et pour deux raisons majeures. D'abord, nous sommes en pleine crise internationale. Quand vous visez demain un poste important, vous ne faites pas tomber un gouvernement en plein chaos international. Entre guillemets, ce serait mal vu. Et d'ailleurs, si les socialistes sont si allant à censurer, c'est qu'ils savent que le RN n'ira pas dans leur sens. L'autre aspect, peut-être plus important encore pour le Rassemblement national, c'est que ce serait donner un point à la gauche. Nous avons quand même une lutte entre le gouvernement et ses opposants, mais nous avons également une lutte pour apparaître comme étant le premier opposant. Qui a porté la bataille sur les retraites ? C'est la gauche. Si le RN censure sur ce sujet-là, il montre que là-dessus, la gauche est en pole position en matière d'opposition. Il vaut mieux laisser survivre, vivoter le gouvernement. Et comme la dernière fois avec Michel Barnier, considérant que le PS s'est solidifié dans l'opposition, faire monter les enchères jusqu'au dernier moment et ensuite faire tomber le gouvernement en disant : "On l'a fait tomber sur nos sujets, on l'a fait tomber pour nos électeurs, et donc nous sommes les vrais opposants, nous sommes ceux qui avons la capacité d'appuyer sur un bouton et de faire tomber le gouvernement". Donc le RN pour l'instant n'a absolument pas intérêt politiquement à se joindre à cette motion de censure.
Et pourtant, les Français sont pour cette motion de censure, notamment les électeurs du Rassemblement national à 65 %. On pourrait dire que François Bayrou est dans les mains du Rassemblement national. Il était dans les mains du PS, il se retrouve finalement dans les mains du RN, il a ses deux fers au feu.
La stratégie de François Bayrou, c'était d'avoir en effet une forme de double partenariat implicite avec le RN et le PS pour éviter d'être prisonnier d'un seul camp politique, comme l'avait été Michel Barnier. Il continue à maintenir ça, nous l'évoquions sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale, c'est-à-dire que dans quelques mois, il parie encore sur le fait que le PS puisse être dans une démarche de non-censure. Mais à terme, en effet, à quelques mois des municipales, avec la peur pour les socialistes de perdre des mairies, et dans une situation qui va être une situation de concurrence au sein des gauches, le seul groupe politique qui peut avoir envie de ne pas le censurer, ça risque d'être le Rassemblement national. Donc nous avons aujourd'hui un jeu beaucoup plus déséquilibré pour lui : "clairement, la jambe que je tiens par les socialistes est en train d'être affaiblie, ce qui entraîne naturellement une forme de renforcement de la jambe RN".
On critique beaucoup François Bayrou, sa forme d'immobilisme, d'inertie, mais pourtant cette méthode-là, elle a l'air de fonctionner, en tout cas politiquement, c'est-à-dire qu'il y a une forme de stabilité politique aujourd'hui que permet ce Premier ministre.
Si jamais vous commencez à vouloir gouverner avec des projets ambitieux alors que vous n'avez pas de majorité, vous allez nécessairement tomber. Donc que ferait François Bayrou ? Il gouverne à minima, d'une certaine façon. Il fait passer très peu de projets de loi. Ce n'est pas forcément un élément substantiel de son caractère, si vous voulez. C'est-à-dire que la donne politique aujourd'hui ne lui permet que difficilement de faire autrement. Par ailleurs, vous lancez un texte dans la machine parlementaire, vous ne savez pas comment il va ressortir entre les amendements croisés, des uns et des autres, donc en effet, c'est gouverner peu, histoire de gouverner longtemps.
C'est le retour des partenaires sociaux, c'est une victoire à mettre au compte de Marylise Léon et des autres, enfin ceux qui ont participé à ce conclave, ou pas ?
Pour François Bayrou, l'idée, c'était de montrer qu'en effet, gouverner avec les partenaires sociaux, avoir la possibilité de mobiliser les corps intermédiaires, ce qu'avait fait assez peu Emmanuel Macron, pouvait être une loi qui était une loi d'avenir. Ce en quoi, pour l'instant, ça ne produit pas beaucoup d'effets, étant donné qu'ils ne se sont pas mis d'accord. Néanmoins, il est vrai qu'on peut avoir des avancées et que ce faisant, il y a cette idée que le dialogue social. Sur les trimestres de maternité, sur l'abaissement de l'âge de la décote... Tout ça devrait figurer dans ce budget de la Sécurité sociale à l'automne. Ça montre qu'il peut malgré tout y avoir des avancées. Donc au-delà des jeux d'équilibre au sein du Parlement, nous avons un François Bayrou qui joue en fait le pari de la méthode, le pari d'une forme de sagesse politique en mobilisant les corps intermédiaires. Là-dessus, nous pouvons considérer qu'il n'a pas encore perdu et qu'il a peut-être presque gagné.
On voit les frictions qui existent aujourd'hui dans le socle commun. Béatrice Gelot recevait à l'instant Prisca Thévenot qui a beaucoup critiqué Bruno Retailleau. Est-ce qu'on peut toujours parler de socle commun ? Est-ce que c'est une alliance de circonstance ? Et jusqu'à quand va-t-elle tenir ?
C'est tout à fait une alliance de circonstance et ça ne va pas tenir nécessairement très, très longtemps pour une raison extrêmement simple : vous êtes à un an et demi d'une élection présidentielle et que, dans le cadre de cette élection présidentielle, il n'y aura pas de candidat unique du socle commun. Il va y avoir une concurrence au sein de ce bloc et à partir de là, personne n'a intérêt à assumer le bilan d'Emmanuel Macron, car vous êtes toujours élu dans la rupture et pas dans la continuité. Exit le macronisme, y compris pour les macronistes. Et, de l'autre côté, il faut arriver à se différencier au sein du socle commun. Pour l'instant, personne n'a vraiment intérêt à ce que ça craque avant les municipales, après les municipales, à un an réellement de la présidentielle. Là, nous voyons un peu mal comment ça va tenir. Le budget pour 2026 va être très, très compliqué à faire passer. Il y a même des chances qu'on ne le verra pas.
Même chez les alliés, c'est-à-dire pas uniquement dans l'opposition.
Même chez les alliés, parce que la position difficile des socialistes va être la même du côté des LR, au mois des municipales. Et donc dans ce cadre-là, ça va être très difficile, ça pourrait même passer par ordonnance. Le budget pour 2027, là, nous rentrons dans une forme de science-fiction. À voir, mais disons qu'à chaque jour suffit sa peine.