Mondiaux de patinage artistique : comment le "kiss and cry" est devenu une pièce indispensable du spectacle
Un large canapé blanc posé devant un immense écran incurvé où apparaît une foule d'informations. Logo de l'événement, photos de la skyline de Boston, données sur le patineur qui attend ses notes, tout y passe dans cet espace niché au bord de la patinoire. Le "kiss and cry" des Mondiaux 2025 de patinage artistique se veut résolument moderne. "Le "kiss and cry" fait partie du spectacle. Il agit comme un détecteur de mensonges. Vous pouvez deviner exactement ce que le patineur y ressent", assure auprès de franceinfo: sport Rob Dustin, producteur des images des championnats du monde pour la Fédération internationale de patinage (ISU).
Impossible de ne pas décrypter la déception de la Sud-Coréenne Chaeyeon Kim, 3e des derniers Mondiaux, à l'issue de son programme court, mercredi 26 mars. Alors que son score tarde à sortir, son visage défait et ses yeux au bord des larmes s'affichent en grand sur les écrans du TD Garden, tirant au public une ovation d'encouragements.
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Plus tard dans la soirée, l'air grave, les patineurs américains Alisa Efimova et Misha Mitrofanov s'installent dans le canapé blanc avec des photos de membres de leur club, le Skating Club of Boston, morts dans le crash de l'avion 5342, à Washington, le 30 janvier. Une manière de montrer qu'ils ont aussi patiné pour leur rendre hommage.
"Le sport est un divertissement et le divertissement raconte une histoire. C'est en écoutant le point de vue des athlètes que nous pouvons raconter la leur."
Rob Dustin, producteur télé pour NBCà franceinfo: sport
La scénographie est désormais très ritualisée. Une fois le programme achevé, l'athlète salue le public au centre de la glace, rejoint son entraîneur sur le bord de la patinoire. Les embrassades sont filmées, avant la projection des ralentis. Ensuite, les caméras retrouvent le duo patineur-entraîneur assis dans le "kiss and cry" pour une vingtaine de secondes. Les notes s'affichent et la réaction des intéressés est transmise sur les écrans géants de l'enceinte... et les télévisions du monde entier.
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Et pas question d'échapper au cérémonial. La présence des athlètes est obligatoire. A Boston, un chaperon brandit un panneau stop rouge "Stay seated" en direction des patineurs pour leur enjoindre de rester assis. Puis, le retourne vers sa version verte "Go" pour les autoriser à se lever. Mercredi, l'entraîneur de la Géorgienne Anastasiia Gubanova, vice-championne d'Europe en titre, a ainsi dû délicatement poser sa main sur le bras de la patineuse qui était en train de se lever, trop effondrée à l'annonce de son classement (24e).
Une mini-scène pour les athlètes
"Il s'agit de raconter l'histoire non seulement du patineur individuel mais aussi de la compétition. Le "kiss and cry" nous le permet en donnant un endroit et du temps pour le faire", résume Rob Dustin. Avec ses trente ans d'expérience sur les compétitions de patinage artistique, le producteur de la chaîne américaine NBC sait désormais quel athlète se montre plus ou moins expressif. Les diffuseurs télé se délectent de ceux qui laissent exprimer leurs émotions mais aussi des scénarios improbables, comme la remontada de la 19e à la 3e place du Tricolore Adam Siao Him Fa aux Mondiaux 2024. "J'adore votre Français Kévin Aymoz, il saute toujours partout", rit Rob Dustin
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"Si tout s'est bien passé, on attend notre récompense au "kiss and cry". Si on passe à la fin, on peut y vivre de grosses émotions. Mais s'ils restent plein de patineurs à passer, tu ne peux pas vraiment exulter", décrypte Nathalie Péchalat, ancienne danseuse sur glace avec Fabian Bourzat. "Quand le passage ne s'est pas bien déroulé, en revanche, on n'a qu'une envie : se barrer. Mais on ne peut pas. Les coachs, aussi, font attention, ils essayent de ne pas dire grand chose, ils attendent qu'on soit en coulisses", poursuit la consultante pour France Télévisions.
Depuis quelques années, des micros ont été installés, captant les échanges des athlètes avec leur équipe. Cœurs avec les mains, déclaration d'amour, petit message pour dire leur hâte de rentrer chez eux... "Ils savent qu'ils sont sur une mini-scène. Cela leur permet de s'exprimer, que ce soit spontané ou préparé à l’avance", analyse Rob Dustin.
Un espace créé pour les athlètes... et les diffuseurs télé
Apparu entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, le concept a été inventé par Peter Krick, ancien patineur allemand alors reconverti consultant auprès des comités organisateurs de compétitions, et Jane Erkko, présidente de la Fédération finlandaise de patinage artistique. "Nous avons proposé de créer un coin où les patineurs pourraient s'asseoir avec des membres de leur équipe durant ce moment d'attente important. L'idée était de leur offrir une position plus confortable et une meilleure exposition télévisée", retrace Peter Krick auprès de franceinfo: sport. Jane Erkko désigne alors cet endroit comme le "kiss and cry", car lieu d'effusions au moment de la révélation des scores, lors des Mondiaux d'Helsinki (Finlande) en 1983. Depuis, le concept a été repris dans différents sports, comme la gymnastique.
Les premiers temps, aucune règle n'est réellement posée du côté des organisateurs et des athlètes. Les premiers profitent de l'espace pour vanter les mérites de leur région à travers des visuels en arrière-plan, les seconds embarquent leur équipe pour gagner en exposition médiatique.
"De plus en plus de personnes venaient dans le "kiss and cry", à tel point que le patineur n'était plus visible à la télé. Dès lors, on a limité à deux accompagnants maximum."
Peter Krick, co-inventeur du kiss and cryà franceinfo: sport
Très vite, le "kiss and cry" gagne en importance tant médiatique que marketing. Il fait désormais l'objet d'une réflexion en amont par le comité organisateur. "On a pris le temps d'imaginer et créer cet espace, reconnaît le Skating Club of Boston, coorganisateur des Mondiaux 2025. On voulait un lieu confortable pour l'athlète et ses coachs mais aussi essayer de mettre en valeur l'événement et notre ville organisatrice en arrière-plan. Les spectateurs et téléspectateurs attendent ce moment."
L'importance d'une belle image
La Fédération internationale de patinage, à travers un mémorandum, mais aussi les producteurs télé, ont très vite imposé un droit de regard. "Aujourd'hui, le "kiss and cry" fait partie de l'exposition de la performance. Le design doit donc être validé par les diffuseurs télé pour qu'il soit compatible avec la diffusion en direct de la réaction des patineurs", explique Peter Krick.
Ainsi, plutôt qu'un canapé moelleux, Rob Dustin glisse, sans l'once d'une blague, préférer "un banc inconfortable. Sinon, ils vont s'affaler dedans et ça ne sera pas beau à l'image, justifie-t-il. Un banc rigide permet de voir les patineurs assis avec une bonne posture à la télévision." Autre argument avancé par le producteur : un confort relatif garantit que les sportifs ne s'éternisent pas. "On veut qu'ils profitent du moment, mais aussi qu'ils s'en aillent après car le prochain patineur arrive", sourit Rob Dustin, qui se souvient de patineurs ayant profité des lieux pour observer les concurrents suivants.
La couleur de l'arrière-plan, le type d'assise, l'ajout ou non de fleurs, de vases, ou d'un paquet de mouchoirs comme à Boston... À chaque compétition, le "kiss and cry" prend un aspect différent, contrairement aux costumes et programmes des patineurs, inchangés pendant toute une saison. Il permet ainsi aux spectateurs "de dater et localiser la réaction du patineur" qu'il visionne, rappelle Rob Dustin, qui attache ainsi une importance à ce que l'année et la ville d'accueil soient visibles en arrière-plan.
Depuis une dizaine d'années, une green room a été créée en parallèle. Y patientent en coulisses ceux qui figurent sur le podium provisoire. Pour les Mondiaux de Boston, les organisateurs ont innové en plaçant un fauteuil pour les leaders, à proximité immédiate du "kiss and cry". Pour, encore une fois, raconter l'histoire à travers des images.