Mondiaux de patinage artistique : les chorégraphes, artistes de l'ombre au service des patineurs

Et le prix du meilleur chorégraphe est remis à... Chaque année, outre les "awards" récompensant le programme le plus divertissant, le meilleur costume, ou encore le meilleur entraîneur, la Fédération internationale de patinage distingue également le meilleur chorégraphe. En 2024, le Français Benoît Richaud avait remporté pour la première fois le prix de la meilleur chorégraphie, portée par le Tricolore Adam Siao Him Fa, distingué lui-même pour le meilleur programme. Cette mise en avant reste rare. À la télévision, si les titres des musiques sur lesquelles l'athlète patine sont affichés, le nom du chorégraphe n'apparaît pas distinctement.

"Le programme est fait pour le patineur. Ce n'est pas MA chorégraphie", rappelle Benoît Richaud, qui se définit comme un "faiseur de programmes". La liberté de création est en effet réduite par les règles du patinage. "On n'est pas dans la démarche d'un chorégraphe qui crée son ballet et les danseurs sont les outils. C'est l'inverse. Le créateur, c'est le patineur : il choisit les experts qu'il veut autour de lui. Les chorégraphes, les costumiers, les coachs sont au service du programme et donc du patineur", complète Nathalie Péchalat, ancienne danseuse sur glace en tandem avec Fabian Bourzat.

L'immense majorité des chorégraphes sont eux-mêmes d'anciens patineurs. Benoît Richaud a, par exemple, participé aux Mondiaux juniors en danse sur glace. Néanmoins, les athlètes font en plus régulièrement appel à des intervenants extérieurs : professionnels de danse classique ou de salon, acteurs... "On peut monter un programme avec un clown, le travailler avec un acteur puis avoir le regard d'une danseuse classique pour fluidifier, donner de l'élégance dans certains mouvements", illustre Nathalie Péchalat, consultante France Télévisions.

Une performance autant technique qu'artistique

Benoît Richaud fixe une limite aux interventions des personnes extérieures au monde du patinage : "Elles n'ont pas la perception du mouvement sur la glace. Nous, on glisse. C'est une énergie différente."  C'est d'ailleurs ce qui a poussé Malika Tahir, entraîneur de la Française Lorine Schild, à faire appel à Gabriella Papadakis pour chorégraphier les programmes de la jeune patineuse de 20 ans. "Comme je montais en niveau, travailler avec quelqu'un qui ne pouvait pas aller sur la glace devenait de plus en plus compliqué, notamment pour les mouvements de pied", justifie Lorine Schild, engagée en individuel aux Mondiaux de Boston, les 26 et 28 mars.

À l'instar des gymnastes ou des nageuses artistiques, les patineurs sont jugés tant sur leur performance technique (sauts, pirouettes, portés... selon les catégories) que sur leurs qualités de glisse, d'expression et d'interprétation. "La chorégraphie, ce n'est pas juste le papier cadeau, c'est vraiment le socle d'une performance sportive, le support de tous les éléments techniques", résume Nathalie Péchalat.

"La chorégraphie va permettre au patineur de s'approprier le programme et ainsi de transmettre des émotions au public et aux juges."  

Nathalie Péchalat, double championne d'Europe de danse sur glace

à franceinfo: sport

Qu'ils imaginent l'enveloppe artistique des patineurs ou patineuses individuelles, des couples ou des danseurs, les chorégraphes travaillent toujours avec un seul objectif : "La chorégraphie doit mettre en valeur les qualités du patineur ou de la patineuse", assure Gabriella Papadakis à franceinfo: sport. Après sa riche carrière en danse sur glace, elle s'est lancée dans l'aventure d'imaginer les programmes de Lorine Schild, puis de Léa Serna. "Il faut que la chorégraphie soit confortable à patiner, mais qu'elle les sorte aussi de leur zone de confort", poursuit l'ancienne patineuse, qui a dû accepter que "ce qui marchait pour [elle] ne fonctionne pas forcément pour les autres"

Un processus de création "instinctif"

Généralement, un patineur change de programme chaque saison afin d'éviter qu'une lassitude s'installe et que l'exécution devienne mécanique. Le chorégraphe, lui, demeure. Mais sur la durée d'une carrière, "je trouve important de changer de chorégraphe car il a sa vision et ses goûts. Cela permet d'ajouter des mouvements à son vocabulaire, de s'améliorer", estime Gabriella Papadakis. "Un patineur choisit un chorégraphe car il connaît sa marque, son univers, et a l'espoir de développer quelque chose qu'il n'imagine même pas", confirme Benoît Richaud. En choisissant ce dernier, Adam Siao Him Fa est allé chercher "un style très moderne et différent des autres chorégraphes" avec qui il avait précédemment travaillé. 

L'intersaison, au printemps, permet aux uns et aux autres de se retrouver. En moyenne, une chorégraphie prend vie en une semaine. Les chorégraphes s'appuient sur la liste des éléments techniques, transmis par l'entraîneur, à placer dans le programme pour imaginer leur création. La musique est, elle, choisie d'un commun accord. "Quand j'entends une musique, je me dis souvent 'tiens, ça irait bien à untel'", sourit Guillaume Cizeron, qui a commencé à officier comme chorégraphe en 2019 en parallèle de sa carrière de danseur sur glace.

Les transitions naissent le plus souvent directement sur la glace. L'intuition est le maître-mot : "95% des choses que je fais, je ne sais pas l'expliquer. Je monte des bouts et c'est exactement en musique. Je ne prépare rien en amont, c'est un processus instinctif", raconte Benoît Richaud, qui dit puiser son inspiration dans "l'art, la relation aux autres, la nature, la vie en général".

L'importance d'un bon contact

Pour le chorégraphe de 37 ans, qui a réalisé pas moins de 45 programmes pour la saison 2024-2025, il existe une part "de psychologie corporelle" : "En les regardant patiner, je sais qui ils sont, ce qu'il faut leur faire faire." Chorégraphe et patineur doivent donc trouver un langage commun. "C'est important de choisir quelqu'un qui, sur le tempérament et les méthodes de travail, nous corresponde, souligne Lorine Schild. Avec Gabriella, je me suis vite adaptée. Le contact est bien passé." 

La patineuse tricolore Lorine Schild, lors du programme court des championnats d'Europe, à Tallinn (Estonie), le 29 janvier 2025. (DANIEL MIHAILESCU / AFP)
La patineuse tricolore Lorine Schild, lors du programme court des championnats d'Europe, à Tallinn (Estonie), le 29 janvier 2025. (DANIEL MIHAILESCU / AFP)

Une fois créée, place aux répétitions durant l'été pour que le contenu technique et artistique soit maîtrisé en septembre, pour la reprise. "J'aime bien revoir le patineur au moins une fois, quand le programme est assimilé, pour rentrer dans la musicalité, l'interprétation, précise Guillaume Cizeron à franceinfo: sport. Le challenge est réussi quand il s'est approprié le programme." Au fil de la saison, selon la forme, la réussite ou la progression de l'athlète, le programme peut évoluer. "Dans ce cas, j'échange avec le patineur soit en me déplaçant, soit en échangeant des vidéos. Sinon, le programme ne me ressemblera plus et ne reflétera pas ce que je ressens", assure Benoît Richaud.

Pour ce qui est de la rémunération, le natif d'Avignon admet qu'"un seul patineur ne (le) fait pas vivre. Il ne faut pas oublier qu'un patineur ne peut pas se permettre de se payer une exclusivité avec un chorégraphe. On n'est pas dans le tennis", rappelle-t-il. Les montants varient en fonction de la notoriété. "Le programme le plus cher que j'ai payé dans ma carrière est de Shae-Lynn [Bourne]. Il a coûté 8 000 dollars [environ 7 400 euros]", avait précisé la championne du monde 2015 Elizaveta Tuktamysheva sur son blog publié sur le site sport.ru. "Je l'ai payé de ma poche et je n'ai jamais regretté d'avoir donné cet argent pour un programme court", a assuré la Russe au sujet de la célèbre chorégraphe canadienne, ajoutant qu'"en Europe, 2 500 euros pour un programme court est la norme."

Des échanges continuels

Dix ans après ses débuts, le meilleur chorégraphe 2024 s'est, aujourd'hui, entouré d'une équipe "100% française", des musiciens à la costumière. Guillaume Cizeron, aussi, prend parfois son crayon pour dessiner des costumes lorsque le patineur lui demande. "La chorégraphie englobe la musique, le costume. Je le vois comme une direction artistique", justifie celui qui vient d'annoncer son retour sur la glace aux côtés de la Canadienne Laurence Fournier-Beaudry.

Le plus souvent dans l'ombre, les chorégraphes apparaissent dans la lumière lors du passage des patineurs dans le "kiss and cry", cet espace où les patineurs attendent leurs notes, assis à côté de leur entraîneur... et de leur chorégraphe. Seule une poignée (cinq ou six) se partage la création des programmes du gratin mondial de la discipline, se succédant ainsi dans le "kiss and cry".

Le chorégraphe français Benoît Richaud et la patineuse japonaise Kaori Sakamoto, après le programme libre des Mondiaux 2022, le 25 mars. (KAZUKI WAKASUGI / AFP)
Le chorégraphe français Benoît Richaud et la patineuse japonaise Kaori Sakamoto, après le programme libre des Mondiaux 2022, le 25 mars. (KAZUKI WAKASUGI / AFP)

"Il y a des effets de mode. Quand le travail est bien fait et apprécié, c'est rassurant, analyse Nathalie Péchalat. Il faut des audacieux pour aller chercher des nouveaux chorégraphes." Le 30 mars, la Fédération internationale de patinage remettra ses "awards" de l'année 2025. Benoît Richaud et Adam Siao Him Fa figurent de nouveau dans la liste des nommés. Pour un bis repetita ?