Machine de guerre russe : derrière les drones, l'exploitation de femmes africaines
Une menace pour l’effort de guerre russe est peut-être en train de prendre forme… au Botswana. Le Bureau central national d'Interpol, qui dépend de la police du Botswana, s’intéresse sur place à Alabuga Start, un programme russe pour attirer au Tatarstan, à un peu plus de 1 000 km au sud-est de Moscou, des étudiants de pays émergents. Cette initiative est soupçonnée d’être utilisée pour recruter de la main-d'œuvre à bas coût pour une usine à drones kamikazes.
Alabuga Start pourrait être qualifié d’opération de traite d’êtres humains en Afrique, a affirmé le 25 avril Bloomberg qui a eu confirmation de l’ouverture d’une enquête par Selebatso Mokgosi, le responsable de la coordination avec Interpol pour la police du Botswana.
Une "usine cruciale" pour l'effort de guerre russe
Ce programme, lancé en 2022, viserait spécifiquement des jeunes femmes d’une vingtaine d’années de plusieurs pays africains - dont le Botswana, la République démocratique du Congo ou encore le Lesotho - sous le prétexte de leur offrir un cursus études-travail en Russie, affirme le média ukrainien Kyiv Independent. Mais sur place, elles sont ensuite contraintes de travailler dans des conditions très dures pour l’un des fleurons de la machine de guerre russe : l’usine de fabrication de drones d'Alabuga.
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"C’est une usine cruciale pour l’armée russe car c’est le site principal de fabrication en Russie des drones Shahed iraniens qui sont les plus utilisés sur le front en Ukraine", explique Huseyn Aliyev, spécialiste de la guerre en Ukraine à l’université de Glasgow.
Dès les premiers mois de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en 2022, la zone économique spéciale d'Alabuga s’est transformé en "premier complexe industriel dans le cadre de la coopération avec l’Iran pour la fabrication de drones Shahed", souligne Ivan Klyszcz, spécialiste de la politique étrangère russe et en particulier avec les pays africains, à l’International Centre for Defence and Security en Estonie.
L’importance croissante des drones dans le conflit russo-ukranien a également fait de l’usine d'Alabuga un site toujours plus stratégique pour Moscou. Surtout les modèles comme le Shahed, "utilisé de la même manière que les missiles balistiques contre les infrastructures civiles en Ukraine", explique Huseyn Aliyev.
Actuellement, près de 200 drones Shahed sont fabriqués tous les mois au Tatarstan, mais la Russie veut multiplier cette production par trois d’ici la fin de l’année, d’après le Wall Street Journal.
Des étudiants et des jeunes femmes
De quoi accroître la pression sur l’usine d'Alabuga. Surtout "qu’on ne sait pas si la Russie dispose d’autres unités de production pour ces armements", note Huseyn Aliyev. D’après cet expert, il ne fait guère de doute que les autorités russes ont dû en implanter d’autres ailleurs sur le territoire national, mais "Alabuga devrait rester l’usine principale".
Les femmes africaines qui succombent aux promesses du programme Alabuga Start représentent ainsi à leur insu un rouage important dans cette économie de guerre. Il n’en a pas toujours été ainsi. Plusieurs enquêtes de médias indépendants russes ou khirgizes ont établi que les drones Shahed ont d’abord été assemblés sur place par des étudiants russes attirés au Tatarstan sous couvert d’y recevoir une formation de premier ordre pour en faire des "nouveaux Elon Musk".
Mais il fallait toujours plus de monde pour toujours plus de drones. "Le problème est qu’il y a un manque flagrant de main d’œuvre à cause de la guerre en Ukraine. En plus le salaire pour la fabrication de drones - un travail qui ne demande pas de formation particulière - n’est pas suffisant pour attirer ceux qui sont disponibles sur place", explique Ivan Klyszcz.
Alabuga Start et Tinder
D’où l’idée de lancer le programme Alabuga Start pour vanter les mérites du Tatarstan à des étudiantes de pays émergents. Le site officiel de cette opération de séduction massive promet une "opportunité professionnelle" excitante dans "la plus importante zone économique de Russie" à des jeunes femmes de 18 à 22 ans, même sans expérience ou formation. Le vol vers la Russie est offert, et elles sont censées pouvoir suivre sur place des cours tout en exerçant une activité professionnelle rapportant au moins 860 dollars par mois.
L’offre n’est pas réservée aux jeunes Africaines, et la liste des pays concernés comprend bon nombre de nations d’Asie centrale aussi. Mais "après les attaques terroristes contre le Crocus City Hall à Moscou en mars 2024, un sentiment d’hostilité contre les immigrés de pays d’Asie centrale [quatre ressortissants du Tadjikistan ont notamment été inculpés pour avoir participé à cette attaque, NDLR] s’est développé", souligne Ivan Klyszcz.
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Pour les convaincre de venir, les autorités locales ont même forcé les étudiants russes à "utiliser des applications de rencontre comme Tinder pour entrer en contact avec elles et leur vanter la région", souligne le site Protokol, qui a été l’un des premiers à s’intéresser à cette filière. Ces mêmes responsables locaux ont même insisté sur le fait de viser des femmes car les hommes peuvent se révéler "trop agressifs et dangereux".
Depuis son lancement, le programme a permis de recruter environ 350 femmes de 40 pays pour travailler à Alabuga. Le but serait d’en attirer plus de 8 000, assure Bloomberg.
Dangers liés à la guerre
Pourtant, les conditions de vie sur place n’ont rien à voir avec les promesses d’Alabuga Start. Une enquête d’octobre 2024 de l’agence de presse AP décrit le quotidien de jeunes femmes qui se retrouvent à travailler à la chaîne dans l’usine de fabrication de drones, sous surveillance constante. Difficile aussi de faire autre chose que travailler quand le seul bus qui dessert des commerces passe une fois par semaine.
Sans compter les risques liés à la guerre. L’usine de fabrication de drones - pourtant située à plus 1 200 km du front en Ukraine - est une cible privilégiée pour l’armée ukrainienne. Ses drones à longue portée ont frappé cette région à deux reprises en 2024. Début avril 2025, Kiev a affirmé avoir réussi à atteindre l’usine et ses environs, blessant treize ouvriers, dont plusieurs venues d’Afrique, d’après le site d’information russe anglophone indépendant The Moscow Times.
En réalité, environ 90 % des jeunes femmes inscrites au programme Alabuga Start se retrouvent à ne faire rien d’autre que fabriquer des drones pour l’armée russe, d’après un rapport d’octobre 2024 de l’Institute for Science and International Security (ISIS), un cercle de réflexion basé à Washington.
Si une enquête du bureau central national d'Interpol de la police du Botswana permet de contrecarrer les plans du programme Alabuga Start "ce serait effectivement un coup dur pour la Russie, car elle n’a pas beaucoup d’alternatives pour faire tourner l’usine de fabrication de drones", affirme Ivan Klyszcz.
Certes, en réalité "il y a peu de chances que la Russie se plie aux conclusions d’Interpol", nuance Huseyn Aliyev. Pour Ivan Klyszcz, le "meilleur espoir serait que cette enquête permette aux États africains concernés et à leur population de prendre conscience de la réalité de ce programme"