La naissance du Tokyo moderne gravée sur bois

Après le « big one » de septembre 1923 — tremblement de terre record, tsunami, glissements de terrain et incendies si intenses que des boules de feu ravageaient le ciel comme la terre —, l’ancestrale Edo s’est muée en la Babylone de néons que l’on connaît aujourd’hui. Mais, déjà, rien n’était plus comme avant. À Paris, la Maison du Japon donne à voir cette métamorphose express de Tokyo en 70 estampes datant des années 1920-1930 et venues du musée municipal, fermé pour rénovation.

Dans une scénographie faite d’ouvertures comme dans l’architecture vernaculaire nippone, sur des cimaises prune charnue, rouge cerise, bleu ardoise ou gris fumé, le caractère artisanal et ancestral de la gravure polychrome sur bois, dite « ukiyo-e » (« image du monde flottant »), pratiquée depuis le début du XVIIe siècle, contraste avec le sujet évoqué. 

Béton et acier sont apparus dès l’ère Meiji (1868-1912) après une longue période d’isolationnisme. Alors, l’essor du pays du Soleil-Levant n’a cessé de croître, aussi fulgurant qu’une attaque de kenjutsu, cet art martial d’ailleurs devenu sport au XXe siècle sous le nom de kendo.

Ligne claire et schématique

Ici, ponts et habitats en pierre ont remplacé ceux en bois. Paysages de gazomètres géants, de centrales à charbon et même premières voies ferrées et premiers buildings sont privilégiés. Les images des rizières ourlant le mont Fuji ou celles jadis aussi sacrées des temples et jardins de Kyoto sont déjà galvaudées, gâtées par le tourisme. Une classe moyenne est apparue. On la croque d’une ligne claire et schématique, cette foule de fonctionnaires, d’employés et des marchands, anonymes à chapeau feutre et imper mastic, tandis que la vie rurale régresse.

Bière Sapporo. Joueur de golf, 1939, affiche, 90,4 × 61,2 cm. Éditeur : Dainippon Brewery Company Limited. © Collection du Tokyo Metropolitan Edo-Tokyo Museum

À Tokyo, les artistes tournent aussi volontiers leurs regards vers les hangars à lumière désormais électrique. Ils recouvrent les anciens entrepôts tandis qu’à l’horizon du port les cheminées des cargos supplantent les voiles des jonques. En 1930, Fujimori Shizuo immortalise le premier métro. Toutefois, il le fait encore dans une très poétique atmosphère automnale. 

De même, dans le quartier des affaires, les banques sont volontiers figurées sous la neige, à l’instar des temples de naguère. On y entre empreint de respect. Comme, pareillement, on enlève toujours ses chaussures avant de pénétrer dans les maisons. Y compris celles en brique et non plus en bambou et papier de riz.

Turner et Monet

Une nostalgie se mêle donc à l’étonnement et à la fierté ressentis face au présent. Celle-ci ne rime toutefois jamais avec passéisme. Ainsi l’ukiyo-e de ces décennies 1920-1930 — décennies qui plus qu’aucunes autres, jusqu’aux apocalypses atomiques, ont métamorphosé l’archipel en un centre mondial moderne — concentre l’ambivalence, enregistrant tel un sismographe la faille entre l’hier et le lendemain.

Entre Shinbashi et Yokohama circule une locomotive. Elle ressemble à celles peintes par les Turner et Monet. Les gravures japonaises ayant inspiré les peintres européens, elles mentionnent comme en retour ces derniers

L’occidentalisation s’y remarque donc tous azimuts, jusqu’aux détails du quotidien. Dans les rues devenues artères, le tramway écarte les calèches, l’automobile supplante le pousse-pousse. Entre Shinbashi et Yokohama circule une locomotive. Elle ressemble à celles peintes par les Turner et Monet. Les gravures japonaises ayant inspiré les peintres européens, elles mentionnent comme en retour ces derniers. Notons que ladite locomotive ressemble aussi à celle de Tintin en Amérique. Sauf qu’il n’y a pas de bisons au Japon, tout juste de paisibles buffles. À propos de Tintin, on croit le reconnaître déambulant dans cette vue du marché central par Kawase Hasui datée de 1936.

Avant elle, dans leurs portraits réunis en séries, les geishas se montrent toujours coquettes, les acteurs de kabuki continuent de grimacer. Mais tous ont aussi un côté Art nouveau, moins solennel, plus star en plan resserré. Hollywood a atteint ces rivages. Et, avant lui, Victor Hugo, puisqu’on a ici, entre autres, l’effigie d’une vedette locale dans le rôle du… Jean Valjean des Misérables !

«Mobos» et «mogas»

Soudain, à mi-parcours : magnitude 7,9 sur la côte pacifique, épicentre peu profond et à seulement 25 km de Tokyo, un tremblement de terre. Bilan : 105.300 morts, 40 % de l’ancienne capitale shogunale disparue. Alors, les paysages gravés qui, pour la plupart, ont servi d’illustrations de presse, apparaissent dantesques. La ville doit repartir de zéro. Elle va le faire à vitesse décuplée. Barrages, méga-usines de traitement des déchets pour une agglomération unifiée et portée à 5,5 millions d’habitants en 1932. Et, dans l’hypercentre, grands magasins, bureaux et cafés plus nombreux et vibrionnants que jamais.

Les « modern girls » tokyoïtes des années 1920-1930 se vêtaient de kimono à motifs Art déco et leur coiffure s’inspirait parfois de la forme du casque radiophonique. © Graziella Antonini

Seuls les temples et les sanctuaires échappent à ce grand remplacement. Sur leurs plaques, les imprimeurs apposent des colorants majoritairement synthétiques. Quant aux artistes ils s’accrochent, leur inspiration régénérée, stimulée par tout ce qui provient d’Europe, ce qui est neuf, et la reconstruction générale. Certains se font publicitaires. Et le parcours présente également des cartes postales, des revues d’époque, des billets de transport en commun en plus de quelques photos et archives audiovisuelles. Témoin : sur une affiche vantant une marque de bière copiée de celles d’Angleterre, ce golfeur aux yeux bridés.

C’est un de ces « mobos », « modern boys », sans catogan ni katana, apparus vers 1925. Le « mobo » lit le journal, fume, sirote des cocktails, tout comme les « mogas », « modern girls ». Celles-ci s’habillent à l’occidentale. Beaucoup sont des garçonnes, coupes carrées à la Tamara de Lempicka. Si elles revêtent encore un kimono, c’est un de ceux présentés sous vitre, à motifs Art déco. Et si l’une d’elles maintient ses cheveux longs, c’est en tresses enroulées sur ses oreilles, tel un casque radiophonique. On croisait cette jeunesse dorée dans les dancings du quartier de Ginza. Dans les estampes, elle a un côté cubiste ou expressionniste. Lili Marlène à bas résille, hommes à chapeau melon et lunettes rondes : assurément le Japon aussi a eu ses Années folles.


« Tokyo, naissance d’une ville moderne », à la Maison de la culture du Japon (Paris 15e), jusqu’au 1er  février 2025. Catalogue MCJP-Éditions Gourcuff Gradenigo, 176 p., 28 €. Tél. : 01 44 37 95 00. www.mcjp.fr