Tensions entre l’Inde et le Pakistan : faut-il craindre une escalade nucléaire ?

Bruits de bottes dans les contreforts de l'Himalaya, au Cachemire, où une attaque terroriste a coûté la vie à 26 touristes – 25 Indiens et un Népalais – mardi 22 avril.

Depuis, New Delhi et Islamabad n'ont cessé d'enchainer les mesures de rétorsion. Le gouvernement nationaliste indien a suspendu dès mercredi le traité sur le partage des eaux de l'Indus, cruciale pour l’agriculture pakistanaise, affirmant que les assaillants étaient liés au groupe Lashkar-e-Taiba (LeT), basé au Pakistan.

Une suspension qualifiée "d’acte de guerre" par les autorités pakistanaises, qui évoquent même la possibilité d’une "guerre totale".

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Toute montée de fièvre entre les "frères ennemis" de l'Asie du sud est une préoccupation internationale, pour une raison évidente : l'Inde comme le Pakistan, qui se sont déjà affrontés trois fois pour le Cachemire, possèdent l'arme nucléaire.

France 24 a échangé avec Jean-Luc Racine, directeur de recherche émérite au CNRS, chercheur senior au think tank Asia Centre et auteur de nombreux ouvrages sur sous-continent indien.

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France 24 : Peut-on parler aujourd'hui d'un risque réel d'escalade nucléaire entre l'Inde et le Pakistan, ou la menace est-elle exagérée ?

Jean-Luc Racine : Le nucléaire est fait pour ne pas s'en servir. La dissuasion nucléaire est conçue pour éviter une guerre de grande ampleur, fondamentalement, mais cela n'exclut pas qu'il puisse y avoir des accrochages. Les échanges de tirs entre militaires le long de la ligne de contrôle font partie des habitudes en période de tension. On pourrait imaginer une opération militaire indienne, mais qui, si on se réfère aux précédents de 2016 et 2019, serait d'ampleur limitée et très calibrée. Son objectif serait d'envoyer un double signal – d'un côté aux Pakistanais, de l'autre à l'opinion publique indienne.

Ce qui est préoccupant aujourd'hui, c'est l'escalade dans les mesures de rétorsion par rapport aux crises précédentes. Suspendre le traité de partage des eaux de l'Indus, comme l'a fait New Delhi, est une mesure particulièrement sévère pour le Pakistan, dont l'agriculture en dépend vitalement. Cependant, sur le nucléaire proprement dit, je pense que chacun mesure les conséquences catastrophiques d'un tel usage. Il faut replacer la rhétorique belliqueuse dans son contexte : en période de crise, chaque partie se doit de montrer sa détermination face à son opinion publique, mais cela n'indique pas nécessairement une intention réelle d'utiliser l'arme atomique.

Le Pakistan, qui cherche à compenser son désavantage militaire face au géant indien, pourrait-il vraiment recourir à des armes nucléaires tactiques, comme il l'a parfois suggéré ?

Par le passé, des responsables pakistanais ont évoqué la possibilité d'utiliser des armes nucléaires tactiques en cas d'invasion indienne. Mais cette menace paraît peu crédible. Comment utiliser des armes nucléaires sur son propre territoire, dans une région où la densité de population atteint les 800 à 1000 habitants au kilomètre carré ? Les conséquences seraient désastreuses pour le Pakistan lui-même.

Dans la crise actuelle, je n'ai pas vu de menace explicite d'utilisation d'armes nucléaires tactiques dans les déclarations pakistanaises. Le ministre pakistanais de la Défense a parlé de "tous les moyens de la nation" et évoqué la possibilité d'une "guerre totale", mais cela fait partie de la rhétorique habituelle en temps de crise.

En termes de capacités, les deux pays possèdent un arsenal comparable – environ 165-170 ogives chacun, selon les estimations. Mais c'est l'asymétrie conventionnelle et économique qui est déterminante : le Pakistan, militairement et économiquement plus faible que l'Inde, considère l'arme nucléaire comme un égalisateur stratégique.

La dissuasion nucléaire stabilise-t-elle finalement les relations indo-pakistanaises ou, au contraire, les rend-elle plus dangereuses ?

On observe un paradoxe : d'un côté, la possession de l'arme nucléaire est censée empêcher une guerre conventionnelle majeure ; de l'autre, elle peut encourager des actions hostiles de moindre intensité, comme le soutien présumé à des groupes armés, car chaque partie sait que l'adversaire ne peut répondre de manière disproportionnée sans risquer l'escalade nucléaire.

Ce qui est certain, c'est qu'on n'est pas près de trouver enfin le chemin de la normalité entre ces voisins. Dès qu'il y a des petits pas vers l'amélioration des relations – comme récemment avec les déclarations du Premier ministre pakistanais, Shehbaz Sharif, souhaitant améliorer les relations bilatérales, ou les appels dans la presse pakistanaise à relancer le commerce – un incident peut survenir et tout faire retomber.

Les deux pays disposent d'autres leviers de pression que le nucléaire. Le cas du traité sur les eaux de l'Indus est révélateur : il suffit que l'Inde entretienne une incertitude sur le relâchement des eaux pour créer de sérieux problèmes dans l'agriculture irriguée pakistanaise, essentielle au Pendjab, province clé du Pakistan.

Finalement, l'arme nucléaire reste l'ultime menace, mais son rôle paradoxal est précisément de ne jamais être utilisée. Sa présence dans l'équation indo-pakistanaise crée un plafond aux hostilités, sans pour autant résoudre les problèmes fondamentaux comme la question du Cachemire, qui continue d'entretenir les tensions.

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