Théâtre: La Souricière, d’Agatha Christie ou le plaisir de tomber encore dans le piège

En Angleterre, le théâtre des années 1940 et 1950 fut dominé par la « well-made play », dont l’objectif était de flatter « Aunt Edna », la spectatrice moyenne. On ne sait si La Souricière (clin d’œil à Hamlet, de Shakespeare) est du même tonneau mais la plus célèbre pièce d’Agatha Christie continue de flatter « Tante Edna » et toute la famille. La reine du crime avait le génie de la mise en situation et c’est pur bonheur de voir son savoir-faire monté par Lilo Baur au Théâtre du Vieux-Colombier.

Nous pénétrons de plain-pied dans le grand hall du manoir de Monkswell, propriété du jeune couple Ralston, demeure cossue transformée en auberge. À chaque coin du hall, une porte : une qui mène à la bibliothèque, une autre dans un bureau, une à la cuisine, la dernière dans la salle à manger. Un escalier mène aux chambres. Grand canapé en cuir et fauteuil genre Chesterfield, une large fenêtre panoramique vitrée derrière laquelle on voit tomber la neige, un poêle à bois.

Dans le noir, la musique de la comptine Three Blind Mice surgit. La musique baisse et on entend un cri perçant de femme, puis plusieurs voix : « Mon Dieu… » « Qu’est-ce que c’est ?…. », « Oh, mon Dieu ! ». Un sifflet de police retentit, suivi de plusieurs autres. Puis un silence. Dans le grand hall, Mollie Ralston écoute les infos du jour sur une vieille radio TSF : une météo glaciale et un fait divers qui ne l’est pas moins : « … et d’après Scotland Yard, le crime a eu lieu au 24 Culver Street, à Paddington. La victime qui vient juste d’être identifiée est une certaine Mme Maureen Lyon. La police recherche un suspect aperçu dans les parages… »

Tout est en place pour une heure trente-sept de suspense

Après qu’on eut fait connaissance avec le couple Ralston (Mollie, interprétée par la délicate et presque neurasthénique Claire de La Rüe du Can, et Giles, joué par le non moins sympathique et trouble Jordan Rezgui) débarquent, tour à tour, les pensionnaires dans un tourbillon de flocons. Voilà le volubile, quelque peu névrosé et souvent insupportable Christopher Wren (Sefa Yeboah), Madame Boyle (saisissante et pète-sec Clotilde de Bayser) suivie du Major Metcalf (imposant Serge Bagdassarian qui, entre parenthèses, a retraduit la pièce avec Lilo Baur) ; voilà Mademoiselle Casewell, genre androgyne à comportement singulier (Anna Cervinka, très David Bowie époque 1978) et, enfin, Monsieur Paravicini, qui se présente comme un étranger et qui a tout l’air d’un gourou (étonnant Christian Gonon, cheveux longs, manteau bleu et tunique blanche). Tout est en place pour une heure trente-sept de suspense.

Nous savons donc qu’un assassin rôde dans la région et ne tardons pas à savoir qu’il se trouve dans le manoir. Le ver est dans le fruit ou, si vous préférez, le loup dans la bergerie, lorsque débarque, à skis, l’Inspecteur Trotter (formidable Jean Chevalier, en culotte de golf, bretelles et veste cintrée). Il est chargé de protéger les hôtes de la demeure isolée par la tempête de neige. Le côté vaudevillesque se mêle alors à l’enquête policière. Ce mélange des genres est le plat signature de la « First Lady du crime » si appréciée du docteur Freud.

Une grande place aux numéros d’acteur

La mise en scène de Lilo Baur ne se monte pas du col, laisse une grande place aux numéros des acteurs, et, à ce petit jeu-là, Clotilde de Bayser, dans le rôle de la « vieille peau » revêche, mérite tous les éloges. Elle est si merveilleuse qu’elle se fait étrangler au beau milieu de la pièce mais son spectre fera bientôt une effrayante apparition. L’intrigue tricotée à la maille près cloue le spectateur sur son fauteuil.

L’extravagance de Christopher Wren et de Monsieur Paravicini est habilement contrebalancée par l’émouvante Mollie Ralston. Dans ce rôle, la candide Claire de La Rüe de Can ne nous donne qu’une seule envie, celle de la consoler de son triste passé, et l’on ne voudrait pas, oh non !, qu’elle soit coupable de quoi que ce soit. Le tueur n’est évidemment pas celui que l’on croit malgré une intrigue d’une simplicité biblique. Ce huis clos est bercé par quelques notes de musique. L’oreille frémit et l’œil cherche des indices. Il faut toujours gratter derrière la surface d’une simple comptine.

« La Souricière »,  au Vieux-Colombier (Paris 6e), jusqu’au 13 juillet.