Dans la longue liste des capacités militaires qui manquent aux armées européennes, les « feux dans la profondeur » figurent en tête des priorités. La guerre en Ukraine a pourtant montré la nécessité de pouvoir frapper à longue portée des cibles ennemies bien au-delà des lignes de front pour atteindre des centres de commandement, des nœuds logistiques, des infrastructures critiques... Il ne s'agit pas seulement d'artillerie. Mais de missiles capables de frapper jusqu'à 500 km voire plus, comme les ATACMS, fournis par les Américains, ou les missiles air-sol tels que les Scalp ou les Storm Shadow. En marge du sommet de l'Otan, qui s'est achevé jeudi soir à Washington, les alliés ont pris plusieurs initiatives pour combler ce retard stratégique.
Les États-Unis ont annoncé leur intention de déployer de façon « ponctuelle » des missiles de longue portée en Allemagne à l'horizon 2026. « Cela s'inscrit dans la dissuasion (conventionnelle, ndlr) et cela garantit la paix, c'est une décision nécessaire et importante, prise au bon moment », a déclaré le chancelier allemand Olaf Scholz. « Une fois développés, ces feux de longue portée conventionnels incluront des (missiles) SM-6, des Tomahawk et des armes hypersoniques qui auront une portée significativement supérieure aux feux terrestres basés en Europe », ont expliqué Washington et Berlin.
Les SM-6 sont des missiles de surfaces multiusages, les Tomahawk des missiles tirés depuis des navires ou des sous-marins mais qui peuvent être adaptés en version sol-sol. Cette annonce « démontre l'engagement américain pour la sécurité » du continent, s'est félicité le secrétaire général de l'Alliance Jens Stoltenberg. Pour compléter le dispositif de sécurité, l'Otan a annoncé le renforcement de ses moyens de défense balistique, avec des capacités Aegis Ashore à Redzikowo en Pologne. Ces moyens « s'ajouteront à ceux disponibles en Roumanie, en Espagne et en Turquie », rappelle le communiqué final de l'Alliance.
À lire aussiFace à la Russie, l’Europe veut mettre son industrie de défense en ordre de bataille
Tirer les leçons de l’Ukraine
Après la fin de la guerre froide, les Européens avaient renoncé à une capacité de frappe depuis la terre. Avec des missiles air-sol ou mer-sol, les armées européennes pouvaient remplir l'essentiel de leurs missions. Mais le développement par la Russie d'armes de longue portée, dans un contexte de retrait du traité FNI sur les armes à portée intermédiaire (entre 500 et 5500 km), a rebattu les cartes de la dissuasion conventionnelle après l'invasion de 2022.
Le chef de l'État Emmanuel Macron avait soulevé le problème au printemps dernier, lorsqu'il avait proposé de débattre, avec ses partenaires, de la dimension européenne de la dissuasion nucléaire française, tout en ouvrant la réflexion sur les défenses antimissiles et les capacités de frappe dans la profondeur. Les trois vont ensemble. « Il faut tirer les leçons de l'Ukraine », explique un diplomate. « Il peut se passer des choses sous le seuil de la dissuasion nucléaire. Il faut combler ce doute stratégique », ajoute-t-il : comment riposter à une agression limitée sans déclencher l'apocalypse nucléaire. Avec une capacité de frappe conventionnelle, l'Otan espère renforcer sa capacité à décourager la Russie de toute velléité d'agression.
Pour ne pas être dépendant des armes américaines, la France, l'Allemagne, la Pologne et l'Italie ont signé jeudi matin une lettre d'intention pour développer une capacité de frappe européenne, baptisée ELSA. « Nous allons partir du besoin opérationnel », explique le ministre des Armées Sébastien Lecornu. Il espère obtenir une expression des états-majors d'ici la fin de l'année, avant de se tourner vers les industriels. Le futur missile pourrait bénéficier de la technologie de MBDA, qui construit déjà les Scalp et les Storm Shadow (air-air) mais aussi le Missile de croisière naval (MdCN). Le ministre des armées ne s'est pas prononcé sur la portée attendue de ces missiles, qui pourrait excéder un millier de kilomètres, compte tenu des besoins opérationnels.
Les annonces alliées et principalement celle d'installer des Tomahawk en Allemagne ont déclenché une mise en garde sévère de la Russie qui a promis de réagir aux déploiements occidentaux. « Les tensions escaladent sur le continent européen », a prévenu le porte-parole du Kremlin, près de deux ans et demi après le début de la guerre en Ukraine.