Notre critique de Voyage avec mon père : le camp de l’amour
Au jeu des sept familles, cela donnerait ceci : après les cousins, je demande le père et la fille. Il y a eu A Real Pain . Voici un autre circuit qu’on ose à peine qualifier de touristique. Direction la Pologne. Ruth a décidé Edek à l’accompagner dans son périple. Elle est journaliste people à New York. Il est rescapé d’Auschwitz : une vision furtive de tatouage nous en informe. Retourner là-bas ne l’enchante guère. Il traîne les pieds. Déjà, il a raté son avion. Elle soupire. Qu’est-ce qu’il va encore inventer ? Il y a longtemps qu’il a dit adieu à tout ça.
Cet ours mal léché refuse de prendre le train, loue les services d’un taxi, réclame des chambres communicantes dans les hôtels. Entre la fille et le père, le dialogue est difficile. Aux États-Unis, ils ne se voient jamais. Il ne sait même pas l’âge qu’elle a au juste. Comme il peut être gênant ! Au restaurant, il distribue des pourboires invraisemblables. Les zlotys - nous sommes en 1991 - pleuvent, au grand bonheur des autochtones. À table, elle se nourrit de graines. Lui se gave, commande le menu complet, laisse des traces d’œuf sur son vieux pull. Il raconte à tout le monde qu’elle est riche. C’est faux.
À lire aussi Notre critique de Minecraft, le film : une aventure enfantine sans relief
Il ne tient pas à retrouver l’immeuble où il a grandi. Tant pis, c’est chose faite. Un couple occupe l’ancien appartement. Edek reconnaît un service à thé. Le chauffeur de la Mercedes ne les lâche pas d’une semelle. Pour lui, quelle aubaine ! Sa boîte à gants contient une flasque remplie d’un alcool sûrement frelaté. Ils visitent des villes, des cimetières, rencontrent deux traductrices sur le retour. Coucher avec l’une d’elles n’était peut-être pas la meilleure des idées. Ruth est choquée. Lui a sa philosophie. Le malentendu est permanent.
Le passé s’immisce dans le présent
Ils sont prisonniers de leurs émotions. Ses souvenirs, il les a entourés de barbelés. Ça n’est pas le genre à s’attendrir sur lui-même. Il préfère participer à des karaokés. Elle a un peu honte. C’est une demoiselle sérieuse, avec ses kilos en trop. Elle reprend quiconque parle de musée à propos d’Auschwitz. Il s’agit d’un camp de la mort, point.
À lire aussi Notre critique de Cassandre, anatomie d’une famille toxique
Ils approchent bientôt du dernier rivage. Birkenau, ces syllabes se coincent dans la gorge. Edek repère les rails sur lesquels le convoi l’avait emmené, malgré les herbes qui ont poussé. Ils longent les grillages en voiturette. Soudain, la communication se révèle possible. Les sentiments raflent la mise. Il était temps. Sur la banquette arrière, Stephen Fry, barbu et dépeigné, fend l’armure. Ensemble, ils regardent des photos aux bords crénelés. Est-ce si compliqué, de s’aimer, de se comprendre ? Lena Dunham, touchante, tête à claques, désemparée, fond elle aussi. Ce moment, ils l’avaient toujours repoussé.
Beau film, simple, doux et profond, signé Julia von Heinz. L’humour constant n’ôte rien à la gravité de la situation. Une alerte incendie en pleine nuit se transforme en tournée de vodka. Le passé s’immisce dans le présent. Et Ruth offre à Edek un manteau noir qui appartenait au père de celui-ci et qu’elle a racheté en douce. Sur le revers, des initiales sont brodées. L’oubli ne gagnera jamais.
La note du Figaro : 3/4