« On doit se battre contre une idéologie qui vise à transférer la culture vers le secteur privé » : entretien avec l’acteur Nicolas Bouchaud
Nicolas Bouchaud a fait sa carrière dans le théâtre subventionné. Depuis trente-cinq ans, il joue toute l’année à Paris et en région, sur les grandes scènes comme dans les villages. Engagé dans la lutte pour la défense de l’intermittence, il s’inquiète aujourd’hui des coupes budgétaires sévères et des attaques idéologiques qui menacent le service public de la culture.
Quelle est, selon vous, la nature des attaques menées contre la culture dans les Pays de la Loire, l’Hérault, ou en Rhône-Alpes ?
La culture n’est plus un enjeu politique. Le théâtre subventionné reste une anomalie absolue pour le capitalisme culturel, car il ne rapporte pas assez d’argent. Le premier marqueur fort est l’arrivée de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République. Dans sa lettre de mission, écrite avec François Fillon, à la ministre de la culture Christine Albanel, il dit : « Vous veillerez à ce que la création artistique soit en accord avec la demande du public. »
Un tel vocabulaire rompt avec l’idée d’une culture subventionnée née avec le Conseil national de la Résistance, qui s’est incarnée chez Malraux, Jeanne Laurent, puis Jack Lang. Des gens de droite comme de gauche. Aujourd’hui, on voit de moins en moins de responsables politiques dans les salles. Comprennent-ils encore pourquoi il faudrait subventionner la culture ?
Comment analysez-vous les discours qui sous-tendent les coupes budgétaires ?
En 2023, Stéphanie Pernod, première vice-présidente de la région Rhône-Alpes, dit : « Le problème de la culture en France, c’est qu’on accompagne trop de métiers. S’ils vivaient sur leurs entrées, nous aurions une certaine vérité populaire. » C’est l’idée, pour le capitalisme culturel, que le public préexisterait à toute proposition artistique. C’est un mensonge. Le public est une fiction du capitalisme culturel, un tour de passe-passe qui permet de faire passer le pouvoir du capital pour la demande des consommateurs.
Dans les Pays de la Loire, Christelle Morançais a affirmé : « Je ne suis pas un carnet de chèques ambulant. » Pour elle, comme pour Laurent Wauquiez, ou pour le socialiste Kléber Mesquida dans l’Hérault, la subvention est considérée comme négative. Plus les États se droitisent, plus la subvention est prise dans un imaginaire viriliste : celui qui la reçoit serait un assisté, alors que le secteur privé serait toujours du côté de l’argent vrai.
Pourtant la culture rapporte de l’argent, un euro investi dans le secteur culturel générerait environ 6 euros de retombées économiques…
C’est un argument qu’on a beaucoup utilisé au moment du mouvement des intermittents. En 2003, quand le Festival d’Avignon a été annulé, on mettait toujours en avant l’idée que la culture était productrice de valeur économique, faisait marcher le tourisme.
« Une proposition artistique ne sert pas uniquement à rapporter de l’argent ou à faire de la plus-value. »
C’est vrai, on peut l’opposer comme un contre-feu. Mais la culture a aussi une action sur les esprits, sur l’imaginaire d’une population. C’est impossible à quantifier mais il faut y croire. Une proposition artistique ne sert pas uniquement à rapporter de l’argent ou à faire de la plus-value.
Comment contrer le procès en élitisme ?
Avec notre parole de praticiens. Je suis en contact en permanence avec des spectateurs qui veulent être surpris et sont prêts à vivre des expériences.
Quand j’ai tourné avec la Loi du marcheur dans les villages de la Drôme et de l’Ardèche, les gens ne connaissaient pas forcément Serge Daney, mais avaient envie de découvrir le spectacle parce que le CDN de Valence avait fait le travail en amont.
C’est justement ce travail avec les associations, l’éducation nationale, qui va être touché par les coupes budgétaires…
Tous les CDN, les théâtres nationaux, les scènes nationales et les compagnies indépendantes font ce travail. Notre activité n’a jamais été uniquement le spectacle. Je ne compte plus le nombre de rencontres et d’ateliers que j’ai faits dans les collèges, les lycées, avec les amateurs.
Effectivement, ce maillage n’existera plus. Et si on coupe les subventions, le prix des places augmentera. Les spectacles coûteront aussi cher que dans le privé. On doit se battre contre une idéologie qui vise à transférer la culture vers le secteur privé. Il faut se réarmer intellectuellement.

© Pat Batard / Hans Lucas via AFP
Que devrait être une politique culturelle digne de ce nom ?
Je cite toujours cette phrase du Roi Lear : « Si tu ne donnes pas à la nature plus que ce dont la nature a besoin, alors la vie d’un homme ne vaut pas plus que celle d’une bête. » On peut vivre sans culture, mais en a-t-on envie ? Une culture publique repose sur la possibilité de concevoir un « tous » supposé, qui n’appartient à aucune catégorisation.
Personne ne sait quand et comment il sera touché par une œuvre. Une véritable politique culturelle devrait croire à ces possibles. Si l’école permet l’apprentissage d’un savoir, la culture permet de faire l’expérience des œuvres, les deux fonctionnent d’ailleurs très bien ensemble. Une culture publique sert à subventionner des choses dont on ne sait pas si elles vont atteindre leur but.
Vous jouez Palombella Rossa, comment ce spectacle résonne-t-il avec ce contexte politique ?
De façon un peu mélancolique. Le film de Nanni Moretti sort en 1989, trois mois avant la chute du mur de Berlin, qui marque la disparition du communisme dans sa version étatique et le champ libre laissé au capitalisme. Mais Moretti, même s’il est assez pessimiste, dit aussi qu’il existe encore une idée communiste, ou la possibilité d’une communauté qui partage un certain nombre d’idées.
Bien sûr, notre époque est très différente du lendemain de la Seconde Guerre mondiale, où la culture était le fer de lance de la reconstruction d’un pays. Mais on peut y puiser des idées encore valables aujourd’hui, notamment celle de l’émancipation, qui consiste à croire à l’égalité des capacités et des intelligences du public face à une proposition artistique.
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