Manifestations en Serbie : on vous explique pourquoi des centaines de milliers de personnes ont défilé contre la corruption
Une marée humaine à Belgrade. Entre 275 000 et 325 000 personnes, selon les estimations d'un organisme de comptage indépendant, ont défilé samedi 15 mars dans les rues de la capitale serbe. Soit un sixième du pays. Ils étaient "probablement encore davantage que le 5 octobre 2000, à l'époque où Slobodan Milosevic a été renversé", commente Loïc Trégourès, docteur en sciences politiques, spécialiste des Balkans. "Une telle manifestation aurait encore été impensable il y a six mois."
Le mouvement est porté depuis des mois par les étudiants après l'effondrement, le 1er novembre, d'un auvent de béton dans la gare de Novi Sad, qui venait d'être rénovée. Quinze personnes avaient perdu la vie dans ce drame dû "à la négligence et à la corruption dans le secteur du BTP", relève Ivica Mladenovic, chercheur à l'université de Belgrade.
"La mort de nombreux jeunes, dont plusieurs étudiants, a provoqué un choc émotionnel qui a rapidement débordé le cadre du deuil collectif."
Ivica Mladenovic, docteur en sciences politiquesà franceinfo
Depuis, des manifestations sont organisées tous les jours pour réclamer des comptes aux responsables. Parmi les symboles brandis par les protestataires : une main ensanglantée avec pour mot d'ordre "la corruption tue".
Un mouvement d'ampleur sans leader
Au-delà de son ampleur, la force du mouvement tient également "à son caractère transversal", "au-delà des cercles militants habituels", selon le chercheur. Sans leader désigné, la contestation "transcende les clivages partisans traditionnels et rassemble une large diversité sociale : étudiants, enseignants, travailleurs précaires, habitants de zones rurales et jeunes diplômés sans perspective". Et bien que les "partis d'opposition aient tenté de s'y associer, leur rôle demeure marginal", poursuit Ivica Mladenovic.
"Cette distance est en partie volontaire : les manifestants refusent d'être instrumentalisés par des forces politiques jugées complices du statu quo."
Ivica Mladenovic, docteur en sciences politiquesà franceinfo
"Quelques groupes autogérés se chargent de faire circuler les informations sur le calendrier des manifestations, par exemple", explique Sophie Gueudet, chercheuse à l'Ecole supérieure Sainte-Anne de Pise. D'après cette spécialiste de l'ex-Yougoslavie, "cette organisation fait vraiment partie de la nature du mouvement". Malgré les limites dues à cette absence de leaders, les revendications écrites des manifestants portent sur le rejet de la corruption mais aussi sur la lutte pour l'Etat de droit, l'égalité et la dignité.
Un sentiment de trahison vis-à-vis de l'UE
Car l'Etat de droit recule régulièrement en Serbie, alors même que les négociations d'adhésion à l'UE sont ouvertes depuis 2013. "Freedom House, Reporters sans frontières... Tous les index démocratiques sont à la baisse depuis douze ans, reprend Loïc Trégourès. Et ce que voient les Serbes, c'est que cela fait dix ans que l'UE est conciliante avec [le président serbe] Aleksandar Vucic." Contrairement aux manifestations d'ampleur observées dans d'autres pays, comme la Géorgie, les drapeaux européens brillent par leur absence dans les rues de Belgrade. La stratégie adoptée par Bruxelles à l'égard du pouvoir est vécue comme une trahison.
La population dénonce notamment un accord sur le lithium signé entre l'UE et la Serbie, il y a trois ans, afin de permettre au groupe australien Rio Tinto d'extraire le minerai dans la vallée du Jadar. Ce partenariat, très impopulaire, a déjà déclenché plusieurs manifestations. "Cette attitude de l'UE a contribué à une dynamique paradoxale : une partie significative des citoyens serbes autrefois proeuropéens se sont progressivement tournés vers l'euroscepticisme", relève Ivica Mladenovic. Ce qui témoigne un "sentiment de trahison et d'abandon" chez les manifestants, avec l'idée que leurs revendications "passent aujourd'hui au second plan face aux intérêts économiques et géopolitiques".
Aleksandar Vucic, lui, joue des rivalités géopolitiques entre les grands blocs. "L'Union européenne pense qu'il est très important de l'arrimer à l'Occident, de peur qu'il aille côté russe. C'est une lecture fausse de la stratégie du président serbe, qui est justement de ne s'arrimer à personne – il passe son temps à déclarer que le monde est multipolaire, relève Loïc Trégourès. Rejoindre l'UE ne l'intéresse pas, car cela nécessiterait de respecter un tant soit peu les critères de Copenhague" – qui regroupent l'ensemble des conditions politiques, économiques et institutionnelles requises pour une adhésion.
"Il n'y a pas de revendication pour refuser la collusion serbe avec la Russie. Et il n'y a pas non plus de revendication sur l'agenda d'adhésion à l'UE."
Sophie Gueudet, chercheuseà franceinfo
"Le degré de pénétration de la Russie dans les institutions est moindre qu'en Géorgie, par exemple, où l'appareil d'Etat et l'économie du pays ont été captés", ajoute encore Sophie Gueudet. "Il est temps de sortir de l'analyse binaire entre l'UE et la Russie quand on observe les développements politiques et sociaux dans les Balkans."
Une traduction politique incertaine
Reste à connaître l'issue politico-institutionnelle du mouvement. "Il n'est pas question, pour Aleksandar Vucic, de nommer un gouvernement technocrate pour préparer des élections", comme le réclame une partie de l'opposition, souligne Loïc Trégourès. Et le chercheur d'ajouter : "Du moins tant qu'il ne sera pas obligé de le faire" Le président serbe a assuré qu'il ne céderait pas à la pression "de type Maïdan", en référence aux manifestations massives de 2014 en Ukraine qui avaient alors renversé le pouvoir prorusse. Le Premier ministre Milos Vucevic a ainsi démissionné fin janvier et n'a toujours pas été remplacé.
Les manifestants ont déferlé dans la capitale en dépit d'un climat tendu : pendant des jours, les médias proches du gouvernement ont diffusé des accusations incendiaires, affirmant que les étudiants prévoyaient un "coup d'Etat". Le président lui-même les a aussi accusés de préparer des "violences à grande échelle". Si les rassemblements sont restés pacifiques, les manifestants ont pris soin, samedi, d'éviter les abords directs de la présidence, où des tentes ont été plantées, officiellement par des étudiants réclamant de pouvoir retourner en cours, mais au sein desquels des militants ultranationalistes ont été aperçus.
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"Le mouvement pose un véritable défi politique. S'il ne se structure pas rapidement autour d'un projet et d'organisations autonomes, il risque de s'épuiser face à la capacité du régime à manipuler et diviser les contestataires", explique Ivica Mladenovic. A tout le moins, "ce mouvement a permis à des individus jusque-là marginalisés ou désengagés politiquement de s'investir dans des formes d'action collective et de se réapproprier l'espace public comme un lieu de construction démocratique", souligne le chercheur.
"Si ces formes d'organisation parviennent à s'enraciner et à se doter d'une vision politique cohérente, elles pourraient redéfinir en profondeur le paysage politique serbe."
Ivica Mladenovic, docteur en sciences politiquesà franceinfo
Les tentatives pour traduire les mobilisations précédentes en formation politique se sont toutefois soldées par des échecs, rappelle Sophie Gueudet. En 2014, la capitale a notamment été agitée par les actions du front écologiste Ne Davimo Beograd – un mouvement de moindre ampleur et restreint géographiquement. La formation Vert-Gauche, lancée dans la foulée, a obtenu des succès mitigés et n'est jamais parvenue à s'imposer comme une force d'opposition. "Cette expérience pourrait dissuader les manifestants de se constituer en groupe politique plus organisé."