Emilia Perez réalise le grand chelem aux European Film Awards
L’an dernier, la formidable course de Justine Triet et de sa palme d’or Anatomie d’une chute vers les Oscars avait connu une poussée significative aux Oscars du cinéma européens, alias les European Film Awards. La réalisatrice de Fécamp avait fait une razzia avec six statuettes, dont celle du meilleur film. Ce samedi soir à Lucerne en Suisse, c’était au tour de Jacques Audiard, avec Emilia Perez , et Coralie Fargeat, avec The Substance , d’être plébiscité par leurs pairs européens avant de solliciter les faveurs de leurs collègues outre-Atlantique. Le réalisateur français, casquette noir sur le front, a obtenu le jackpot : cinq récompenses soit meilleur film, réalisateur, scénario, montage et actrice.
«C’est encore nous, je suis désolé», a laissé échapper le cinéaste d’Un Prophète lorsqu’il a reçu la récompense phare de la soirée. «Nous avons tellement de chance de faire du cinéma en Europe, surtout en France où nous bénéficions de soutiens indispensables comme le CNC et la région Île de France», a-t-il enchaîné, un peu embarrassé par ce passage technique «un peu ennuyeux». «Le cinéma est un sport collectif. Je dois tout à mes actrices , mes musiciens, mon chorégraphe qui mériterait un prix ad hoc»
Jacques Audiard a ouvert fort la soirée en décrochant la statuette du meilleur réalisateur. «J’ai préparé jusqu’à trois discours. J’étais très optimiste. Je les ai répétés dans ma chambre et j’ai eu un peu honte. Alors je vais improviser», s’est-il excusé . «Pour citer la chanson d’Arnaud : ’putain, putain/ C’est vachement bien/Nous sommes quand même/Tous des Européens’. Se cacher est un plaisir mais ne pas être repéré est une catastrophe». Il a ensuite enchaîné avec le prix du meilleur scénario. «Là c’est trop, ne m’appelez plus Jacques Audiard mais Jacques Awards. Je suis désolé pour mes concurrents», a soufflé le cinéaste, bien inspiré d’avoir préparé plusieurs textes. Il a dédié le trophée à son collaborateur de toujours Thomas Bidegain et à Niels Arelstrup, «dont la disparition me rend profondément triste». «Maintenant vous arrêtez», a-t-il conclu. «Ce prix est un encouragement. Tout reste à faire».
Cependant les membres de l’Académie ne l’ont pas écouté puisqu’ils ont décerné le trophée de la meilleure actrice à son héroïne Karla Sofía Gascón. L’heureuse élue, drapée dans une robe bleu clin d’œil au drapeau européen, a abondamment remercié Jacques Audiard, avouant n’avoir pas pensé à préparer de discours, n’imaginant jamais gagner. «Ensemble les peuples européens peuvent faire de grandes choses. Je dois tout à nos distributeurs et Netflix qui ont porté le film à travers le monde. Petites et grandes compagnies peuvent travailler de concert», a rappelé la comédienne espagnole qui a salué «sa mère». «Le rôle des mères est trop souvent dévalué. Parents, aimez vos parents. Dans trop de foyers encore, on préfère que les enfants soient des criminels plutôt qu’homosexuels».
Révélé par le drame sur l’ubérisation du réalisateur hexagonal Boris Lojkine L’Histoire de Souleymane, l’acteur sans papier Abou Sangare a créé la surprise et l’émotion en décrochant le prix du meilleur acteur devant les cadors britanniques Daniel Craig (Queer) et Ralph Fiennes (Conclave). Celui qui habite à Amiens n’a pu faire le déplacement en Suisse mais a pu adresser ses remerciements par visioconférence.
The Substance de Coralie Fargeat a pioché dans les catégories techniques en décrochant les prix des meilleurs effets spéciaux et photographie.
Reprendre foi dans les chances d’Emilia Perez
La comédie musicale sur les cartels d’Audiard partait en pole position des European Film Awards avec cinq nominations, au coude à coude avec le mélo La chambre d’à côté de Pedro Almodovar et le film historique La jeune femme à l’aiguille. La fable horrifique The Substance, qui a remis Demi Moore sur le devant de la scène hollywoodienne, n’était pas loin derrière avec quatre nominations. Comme Anatomie d’une chute, Emilia Perez et The Substance ont brillé à Cannes - le premier avec le prix collectif d’interprétation féminine et le prix spécial du jury, le second avec le trophée du scénario-, et peuvent espérer peser jouer les trublions dans la saison des prix hollywoodienne.
Ces 37e Oscars du cinéma européen suggèrent que le potentiel est bien là. Plusieurs cinéastes lauréats aux European Film Awards se sont glissés dans la foulée parmi les cinq nommés à l’Oscar du meilleur metteur en scène : Justine Triet, Ruben Ostlund, Yorgos Lanthimos. Jacques Audiard peut reprendre foi après avoir vu Emilia Perez laissé de côté par plusieurs organisations de critiques américaines Gotham Awards, National Board Of Review. Ces victoires lui font prendre une longueur d’avance sur Pedro Almodovar et son film sur l’euthanasie, avec Julianne Moore et Tilda Swinton La chambre d’â coté, récipiendaire du lion d’or à Venise.
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«Saveur française»
«Cette 37e édition des European Film Awards a une saveur française et célèbre la diversité de votre cinéma. Cela reflète l’exception culturelle française et la manière unique dont les institutions de votre pays soutiennent le 7e art», note au Figaro Matthijs Wouter Knol. Le patron de l’Académie européenne du cinéma souligne aussi le rôle décisif des coproductions auxquelles la France s’est associée : Flow, Les graines du figuier sauvage, Armand, Dahomey. Autant de titres également en lice. Autre connexion tricolore, la présidence honorifique de l’Académie européenne du film est désormais assurée par Juliette Binoche.
«La joie est nécessaire. Quand on regarde l’actualité, aujourd’hui personne ne s’excuse de commettre des meurtres. Choisir la joie c’est résister aux ténèbres. L’Europe s’est souvent noyée dans la guerre, nous sommes les héritiers de récits que nous ont transmis les artistes qui nous ont précédés», a lancé sur scène la comédienne oscarisée pour Le Patient anglais il y a presque trente ans, «Notre association artistique reflète ces idéaux. Notre Académie comprend Israël, Palestine, Ukraine et Russie. Nous partageons notre art avec respect», a-t-elle rappelé. Elle a été chaleureusement saluée par son prédécesseur Wim Wenders. «Nous avons la chance d’avoir une femme présidente. Beaucoup nous l’envient. Si aux Etats-Unis Donald Trump prétend rendre l’Amérique plus grande, Juliette va rendre notre cinéma encore plus brillant». Le réalisateur allemand a appelé les cinéphiles européens à retrouver «la connexion émotionnelle» de l’UE, qui «ne serait se résumer à une communauté économique».
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«Juliette symbolise nos valeurs et notre combat pour une meilleure reconnaissance et visibilité du cinéma européen. Son énergie et sa passion nous seront essentielles dans les années à venir», espère Matthijs Wouter Knol, qui plaide notamment pour une date de sortie groupée des films européens sur le continent. Actuellement, le déploiement d’un long-métrage peut prendre plusieurs mois. Chaque distributeur et territoire avançant une date de lancement différent. Pour Matthijs Wouter Knol, cette déperdition est une entrave à la promotion des œuvres, qui peinent à trouver leur public face au rouleau compresseur des blockbusters des studios américains. «Nous devons nous battre pour que les longs-métrages que nous produisons indépendamment arrivent sur les écrans».
Pour que l’Académie du cinéma européen puisse mettre tout son poids derrière les productions de ses pays membres, Matthijs Wouter Knol bouleverse aussi le calendrier. Les prochains European Film Awards se dérouleront en janvier désormais pour être une meilleure rampe de lancement en vue des Oscars et laisser plus de temps aux votants des cérémonies étrangères, comme les Oscars ou les Bafta, de visionner les films. Fondée en 1988 par Ingmar Bergman, l’Académie européenne du cinéma compte plus de 5000 membres : cinéastes, acteurs, techniciens, critiques. Un corps électoral qui a grossi de 32% depuis 2020.
Palmarès des European Film awards 2024
Meilleur réalisateur : Jacques Audiard - Emilia Perez
Prix du meilleur acteur : Abou Sangaré - L’Histoire de Souleymane
Prix de la meilleure actrice :Karla Sofía Gascón - Emilia Perez
Meilleur scénario : Jacques Audiard - Emilia Perez
Meilleur film d’animation : Flow de Gints Zilbalodis
Meilleur court-métrage d’animation : L’homme qui ne se taisait pas de Nebojsa Slijepcevic
Prix des jeunes Européens : Ibelin: La vie remarquable d’un gamer de Benjamin Ree
Meilleure photographie : Benjamin Kracun - The Substance
Meilleur montage : Juliette Welfling - Emilia Perez
Meilleurs décors : Jagna Dobesz - La jeune femme à l’aiguille
Meilleurs costumes : Tanja Hausner - The Devil’s Bath
Meilleur maquillage :Evalotte Oosterop - When The Light Breaks
Meilleure musique : Frederikke Hoffmeier- La jeune femme à l’aiguille
Meilleurs effets spéciaux : Bryan Jones, Pierre Procoudine-Gorsky, Guillaume Le Gouez, Chevin Shafaghi - The Substance
Prix de la contribution au cinéma mondial par un artiste européen :
Isabella Rossellini
Meilleur documentaire : No Other Land de Yuval Abraham, Rachel Szor, Hamdan Ballal, Basel Adra
Prix pour l’ensemble de sa carrière : Wim Wenders
Prix de la découverte FIPRESCI du premier film : La Convocation de Halfdan Ullmann Tondel
Prix euroimages de la coproduction : l’actrice macédonienne Labina Mitevska