« À force d’être invisibilisés, on finit par croire qu’on ne compte pas » : à une semaine de la fin du procès de Joël Le Scouarnec, les victimes veulent être prises en compte
Vannes (Morbihan), envoyée spéciale.
Au sol, un drap blanc est recouvert en vrac de vêtements d’enfants et de jouets abîmés, délimités par un ruban jaune qu’on utilise pour protéger une scène de crime. Surplombant ces objets, une dizaine de personnes ont pris place sur les marches du tribunal judiciaire de Vannes (Morbihan), sous une banderole pointant la responsabilité de l’ordre des médecins dans l’affaire du pédocriminel Joël Le Scouarnec, jugé pour avoir agressé et violé 299 victimes pendant plus de trente ans. Avec émotion, le collectif des victimes prend la parole.
« À vous la société, à vous les politiques, écoutez-nous », commence Manon Lemoine. « À neuf jours de la fin du procès, reprend celle qui fut victime du chirurgien à 11 ans, nous ne pouvons plus accepter l’inaction, ni que cette affaire historique se termine comme elle a commencé : dans le silence. » Le collectif des victimes de Joël Le Scouarnec révèle avoir écrit aux ministères de la Santé et de la Justice, ainsi qu’au Haut-Commissariat à l’enfance, sans avoir reçu de réponse, ni même la simple promesse d’une action à venir des pouvoirs publics.
« Ce procès joue au roi du silence »
« Il faut une même visibilité, un même traitement des victimes », fustigent la dizaine de personnes présentes, s’étonnant de la rapidité à commanditer une enquête parlementaire concernant l’affaire Bétharram, sans pour autant envisager une mission plus globale contre les violences faites aux enfants. « Tandis que d’autres affaires reçoivent une attention immédiate et des réponses politiques rapides sans distinguer le temps de la justice et le temps législatif, ce procès joue au roi du silence. Cette mise en concurrence des victimes de crimes sexuels est insupportable, avilissante et contraire à nos convictions », dénonce Crystel.
« À force d’être invisibilisés, on finit par croire qu’on ne compte pas. Et quand on croit qu’on ne compte pas, on se tait. On s’efface. On s’effondre. On ne se mobilise plus », ajoute-t-elle. « Depuis l’ouverture de ce procès, pas une réforme, pas un signal fort, pas même une annonce politique, insiste Emmanuelle Martin. La justice fait son travail. Mais le politique est absent. »
Dans son courrier, dont l’Humanité a eu connaissance, le collectif demande la création d’une commission interministérielle pour faire de ce procès un « point de bascule », listant dès aujourd’hui des propositions concrètes : l’instauration de dispositifs avec des professionnels formés pour écouter les enfants à l’école, à l’hôpital, interdire l’exercice de toute profession de santé aux personnes condamnées pour des violences sexuelles, donner aux hôpitaux et cliniques un accès encadré au casier judiciaire des soignants, protéger les lanceurs et lanceuses d’alerte… « La sérialité des violences sexuelles doit être considérée comme une circonstance aggravante », revendique Gabriel Trouvé au nom du collectif.
« Qu’est-ce qu’il faut pour que les choses changent ? »
Victimes collatérales pendant des années, culpabilisées, impuissantes face au mal-être de leurs enfants sans en connaître la raison car le chirurgien agissait la plupart du temps lorsqu’ils étaient endormis, des parents ont aussi tenu à prendre la parole, décrivant « une peine à perpétuité » pour toute la famille, « une peine qui ne connaît pas la limite des vingt ans ».
Pour le militant Arnaud Gallais, venu soutenir la mobilisation avec son association Mouv’Enfants, « il y a ici trois générations de victimes », car les descendants aussi ont été impactés toute leur vie durant. « C’est important d’être là pour soutenir celles et ceux qui ont été silenciés et invisibilisés, et mais aussi pour dénoncer le système judiciaire. À Outreau, les victimes étaient sur le banc des accusés, et maintenant, les victimes sont sur le banc des spectateurs. Qu’est-ce qu’il faut pour que les choses changent ? »
C’est bien la justice qui a tardé à remplir le casier judiciaire de Joël Le Scouarnec, après sa condamnation en 2005 pour détention d’images pédopornographiques. Une erreur en partie responsable de l’embauche puis de la titularisation du praticien à l’hôpital de Quimperlé (Finistère). Mais en interne, le directeur de l’établissement a lui aussi été prévenu sans pour autant réagir.
À l’audience, les responsables de l’agence régionale d’hospitalisation (ARH, devenue depuis agence régionale de santé) de Bretagne, de la Dhos (direction dépendant du ministère de la Santé) ont noyé leurs réponses dans les sigles et les évitements, malgré la connaissance de courriers les impliquant. Leur difficulté à reconnaître une défaillance systémique explique sans doute qu’un médecin de Vannes mis en examen pour agressions sexuelles soit cependant actuellement médecin du travail en Vendée, selon une enquête de Ouest France signalée par une victime.
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