REPORTAGE. "On a plein de problèmes en commun" : tracteurs et agriculteurs envahissent Bruxelles pour "un appel à l'aide qui doit être historique"

Même les camions blindés de la police belge paraissent bien minuscules en face de ces impressionnantes carcasses de ferraille, montées sur quatre roues motrices. Placés en rang d'oignons, des dizaines, peut-être quelques centaines de tracteurs rouges, blancs, bleus, verts foncent dans les rues de Bruxelles. Accrochés aux cabines, on repère des drapeaux français, néerlandais, allemands, tchèques, portugais. "Ursula, excuse-nous, on s'invite dans ton agenda", braille au mégaphone un agriculteur originaire de Liège (Belgique).

Plus que la présidente de la Commission, ce sont les institutions européennes dans leur ensemble qui ont poussé entre 11 000 éleveurs et producteurs, dont 4 000 Français selon la FNSEA, à "monter" à Bruxelles. Leur jour est évidemment bien choisi : à quelques mètres d'eux, juste derrière les barrières de police grillagées, sont claquemurés les dirigeants des 27 Etats membres de l'UE, pour un sommet sur le Mercosur, l'accord commercial négocié avec plusieurs pays d'Amérique du Sud. Ursula von der Leyen aimerait le signer d'ici samedi.

"Je ne crois pas aux contrôles que l'on nous fait miroiter"

Emmitouflée dans une doudoune noire, écharpe autour du cou, Lydie Menard a bravé le froid et avalé dans la nuit en bus les 550 kilomètres qui séparent Saint-Pierre-de-Chevillé, son village de la Sarthe, et la capitale belge. "Je le répéterai autant de fois qu'il le faut : laisser rentrer dans nos rayons des volailles élevées on ne sait pas trop comment, avec des normes techniques et sanitaires qui ne sont pas les nôtres, c'est une grosse connerie, peste-t-elle. Je ne crois pas aux contrôles que l'on nous fait miroiter. J'ai moi-même un poulailler de 1 000 mètres carrés, 18 000 poulets à l'intérieur. Pourquoi aller aussi loin pour en trouver ?"

Dans les exploitations agricoles, la date du 18 décembre était cochée dans les agendas. Chacun s'est organisé pour "en être". Lydie Menard, qui est également membre de la FNSEA, a exceptionnellement laissé les clés de la ferme à son mari. D'autres, ailleurs en France, ont demandé à des voisins, des amis, des agriculteurs à la retraite de dépanner le temps d'une journée. 

Arnaud Rousseau, président de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), écoute une prise de parole d'Emmanuel Macron, depuis Bruxelles (Belgique), le 18 décembre 2025. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)
Arnaud Rousseau, président de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), écoute une prise de parole d'Emmanuel Macron, depuis Bruxelles (Belgique), le 18 décembre 2025. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Un petit groupe vient de s'isoler dans un coin. Parmi eux, une tête connue : Arnaud Rousseau, le grand patron de la FNSEA, les yeux rivés sur un écran de téléphone. "Le président de la République va parler", prévient-il. "Sur le Mercosur, nous considérons que le compte n'y est pas et que l'accord ne peut pas être signé. Nous demandons que le travail continue (...) pour que notre agriculture soit respectée", déclare Emmanuel Macron, qui vient à son tour d'arriver à Bruxelles. Sur le visage d'Arnaud Rousseau, aucune réaction, ni satisfaction, ni déception : "Ce que dit le président, c'est ce qu'on porte depuis toujours. OK pour les mots, maintenant, on veut les actes. On va découvrir quel est le poids de la France."

"On ne sait plus à quel saint se vouer"

Dans les groupes WhatsApp, les chiffres de la mobilisation et l'origine des agriculteurs tombent toute l'après-midi. Corrèze, Limousin, Vendée, Haute-Vienne, Nord, Pas-de-Calais, Somme, Aisne... On parle de 2 500 Italiens, 300 Espagnols, 250 Allemands, 200 Roumains. Dans le cortège, bruyant, qui avance au son des pétards, on peut également entendre parler tchèque et même letton. "On est 300 à avoir fait le déplacement", raconte Paulius Lescinskas, éleveur près de Riga, la capitale. "En discutant avec des agriculteurs étrangers, je me rends compte qu'on a plein de problèmes en commun, qu'on habite chez moi, à Bruxelles ou à Paris."

Dans un renfoncement de la rue Belliard apparaissent furtivement le vert et rouge du drapeau portugais. Luis Mira, secrétaire général de la Confédération portugaise des agriculteurs (CAP), raconte avoir fait l'aller-retour express depuis Lisbonne avec une quarantaine de membres. "L'effondrement des prix, les nouvelles taxes, l'avenir de la Politique agricole commune, la chute des revenus... On a les mêmes problèmes que nos collègues", tranche-t-il, en listant les dossiers communs avec les doigts de sa main. "Notre seul désaccord, c'est le Mercosur : nous, on est pour."

Dominique Lebrun, vice-présidente de la Fédération wallonne de l'agriculture, lors de la manifestation à Bruxelles (Belgique), le 18 décembre 2025. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)
Dominique Lebrun, vice-présidente de la Fédération wallonne de l'agriculture, lors de la manifestation à Bruxelles (Belgique), le 18 décembre 2025. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Au volant de son tracteur, Dominique Lebrun vient de prendre la tête du cortège. Entre deux coups de klaxon, elle décrit une situation "déplorable". "La betterave va mal, les céréales, c'est mauvais aussi, la pomme de terre, ce n'est pas brillant... Je ne sais pas ce qu'on va devenir", s'inquiète la vice-présidente de la Fédération wallonne de l'agriculture. "Il faut que l'Europe remette de la cohérence, on ne sait plus à quel saint se vouer", lâche-t-elle avant de tourner à droite, sur l'avenue des Arts. "Aujourd'hui, on lance un appel à l'aide qui doit être historique."

Sur la route, on croise aussi le président de l'Association irlandaise des agriculteurs, Francie Gorman, les yeux cernés. Avec son fils de 11 ans, il a fait les 1 000 km de trajet en tracteur, à 30 km/h. "On est partis dimanche après-midi de Dublin. Puis on a roulé vers le sud pour prendre un ferry à Rosslare. Puis on a conduit jusqu'à Dunkerque, et enfin Bruxelles." Il rigole, conscient de l'épreuve qu'il vient de s'infliger. "Ça peut paraître fou, mais c'est important. On voulait attirer l'attention sur notre profession. Mon fils est avec moi car il est la relève, et je veux qu'il croie en lui, et en son projet."

Des heurts ont éclaté sur la place du Luxembourg, à Bruxelles (Belgique), entre manifestants et forces de l'ordre, le 18 décembre 2025. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)
Des heurts ont éclaté sur la place du Luxembourg, à Bruxelles (Belgique), entre manifestants et forces de l'ordre, le 18 décembre 2025. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Un hélicoptère survole le ciel. Soudain, au talkie-walkie d'un policier, une urgence : "Des tracteurs avec des drapeaux tchèques bloquent le boulevard Roi Albert-II. Intervention demandée." Au même moment, une bétaillère vient d'être stationnée devant un bâtiment de la Commission. Et des ballots de paille ont pour terminus le bitume d'une contre-allée du Parlement.

Le quartier Schuman, où sont concentrés l'essentiel des bâtiments européens, est paralysé. Pneus en feu et jets de pommes de terre d'un côté, canons à eau et tirs de lacrymos de l'autre : des échauffourées finissent par éclater sur la place du Luxembourg. Un arbre a littéralement brûlé, la pelouse aussi, et la statue centrale a été redécorée : un cercueil trône à ses pieds.

Accrochée à l'avant d'un engin agricole, une vache en carton en a gros sur le ventre : "Décisions cohérentes = agriculture vivante !!" A côté, ficelée sur une remorque, une autre pancarte dit ceci : "Agriculteurs en colère… Non aux importations agricoles sans normes… Enfant, tu en rêves… Adulte, tu en crèves...."

La dermatose au cœur des préoccupations

Sur le chargeur d'un tracteur, quelqu'un a peint ce message : "Ne brisez pas mon rêve de prendre la relève." Pierre Racine, 28 ans, lève les yeux. Justement, lui s'est installé il y a un an dans la ferme de ses parents en Mayenne. Ils produisent du lait, élèvent des porcs, des taurillons et des génisses. "Mais il y a des anciens qui déjà me disent que je n'aurais jamais dû rejoindre l'exploitation familiale, que ça n'a pas d'avenir. Je n'ai pas envie de les croire, mais il faut qu'on nous aide. Il y a des jours où je me dis qu'on marche sur la tête, qu'on ne veut pas de nous en fait." A ses côtés, son ami Maxime Thomas, 26 ans, acquiesce de la tête : "Moi, je vais m'installer dans les deux ans qui viennent, une ferme de 150 hectares, et aujourd'hui j'ai les mêmes questionnements. J'ai peur pour mon avenir."

Pierre Racine et Maxime Thomas, lors de la manifestation des agriculteurs à Bruxelles (Belgique), le 18 décembre 2025. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)
Pierre Racine et Maxime Thomas, lors de la manifestation des agriculteurs à Bruxelles (Belgique), le 18 décembre 2025. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Et encore, "dieu merci, la dermatose ne nous touche pas encore", se rassureraient presque les deux jeunes hommes. Car le bras de fer avec Bruxelles a vu arriver un invité de dernière minute : la gestion de l’épidémie de dermatose nodulaire contagieuse, qui entraîne le blocage de plusieurs axes routiers et ferroviaires depuis quelques jours en France. "Certains agriculteurs se sont manifestés à la dernière minute pour venir", confirme Carine Bouvet, la secrétaire générale de la FDSEA de la Somme. "Clairement, la crise actuelle de la dermatose les a convaincus."

Le long des 1 000 km et 18 heures de bus depuis son Béarn, Marc Dupouy n'avait qu'à tendre l'oreille pour s'en persuader. "On a profité du trajet pour faire le tour des problèmes des uns et des autres, pour se renseigner sur la situation sanitaire de chacun", raconte le secrétaire général de la FDSEA des Pyrénées-Atlantiques. "Personne parmi les passagers à bord n'a vu son troupeau abattu. En revanche, beaucoup étaient concernés par la vaccination. Chez nous, elle a démarré, et ça va encore s'étendre." Le foyer le plus proche n'est qu'à 50 km de sa ferme, dans les Hautes-Pyrénées. Sur un tracteur, près du Parlement européen, une banderole pendouille au vent, noyée dans le nuage rougeâtre provoqué par des fumigènes. On distingue ceci : "Des vaccins contre la dermatose, et vite."