REPORTAGE. En panne de solution politique, les oppositions géorgiennes misent sur la contestation populaire et le délitement du pouvoir
Soir après soir, la contestation populaire fait résonner les barrières érigées devant le Parlement géorgien. Mais les oppositions politiques peinent à trouver la parade face au parti Rêve géorgien, victorieux lors des dernières élections marquées par de nombreuses irrégularités. Les quatre coalitions formées pour le scrutin tentent d'afficher un front uni. Elles semblent toutefois avoir épuisé tous les outils à leur disposition pour faire échouer le parti dirigé en sous-main par l'oligarque Bidzina Ivanichvili. Elles dénoncent également une pression croissante de la part des forces de l'ordre.
Les locaux du parti Droa, membre de la coalition Pour le changement, sonnent bien vides depuis la perquisition menée cette semaine. Pour y pénétrer, il faut passer par la cour intérieure de l'immeuble, car la porte principale a été forcée lors de la descente des policiers. "Cela faisait quelques jours, déjà, que Rêve géorgien accusait les 'grandes' organisations et les 'riches' partis politiques d'intenter des actions contre les forces de l'ordre", résume Nino Dolidze, membre de la direction. Ils ont pris nos appareils photo, nos ordinateurs, des tapis de yoga, des mégaphones, liste-t-elle. Ainsi que des caméras de surveillance et "deux boîtes de feux d'artifice". Les autorités font la chasse aux engins pyrotechniques, fréquemment utilisés pour illuminer, avec vacarme, la façade du Parlement.
Le parti n'a déposé aucun recours officiel. "A quoi bon engager des procédures, quand la police et la justice sont de mèche avec le gouvernement ?" Ce jour-là, surtout, le leader du parti allié Akhali, Nika Gvaramia, a été violenté et arrêté pour avoir tenté d'entrer dans les locaux en faisant mention de sa qualité d'avocat. Il a été condamné à douze jours de prison. "Nous ne sommes plus vraiment dans le registre du combat politique, mais dans une lutte pour la survie", résume Nino Dolidze, qui semble désormais confier l'avenir du pays aux manifestants.
"Les partis politiques sont prêts à subir ces intimidations quand ils combattent une dictature, mais je suis surtout préoccupée par le sort de tous les manifestants qui travaillent le jour et manifestent le soir."
Nino Dolidze, membre du parti Droaà franceinfo
Sur le mur extérieur, quelques affiches sont encore collées, plusieurs mois après l'adoption d'une loi sur les "agents de l'étranger", inspirée d'un texte russe. "C'est l'époque où on a commencé à se demander s'il ne fallait pas une liste unique d'opposition aux élections de novembre", explique Nino Dolidze. Mais cela n'a pas marché." La présidente Salomé Zourabichvili avait toutefois obtenu que les coalitions opposées au Rêve géorgien signent une charte de valeurs commune, prévoyant de grandes réformes.
Impuissance politique face à Rêve géorgien
Les oppositions sont traditionnellement divisées en Géorgie, avec parfois de vives tensions entre leurs représentants. "Nous avions fait des sondages et nous nous sommes rendu compte qu’avec plusieurs listes, nous devions dépasser 60% des voix, davantage qu'avec une liste unique", justifie Giorgi Boutikashvili, l'un des porte-paroles de la même coalition. Une telle liste, poursuit-il, aurait prêté le flanc aux critiques de Rêve géorgien, qui aurait dénoncé une opposition inféodée au Mouvement national uni de l'ex-président emprisonné Mikhaïl Saakachvili, qui a laissé des souvenirs mitigés dans la population.
L'ambiance est pesante. La veille de notre entretien, dans la même salle, nous avions déjà interrogé l'ancien député Koba Khabazi, le visage ensanglanté après avoir été tabassé par des dizaines d'individus dans le hall de l'immeuble. La situation est d'autant plus difficile depuis les résultats des législatives du 26 octobre, qui ont sidéré une partie de la population. "Il y avait une grande frustration et une grande colère dans la population", poursuit-il. Les mouvements d’opposition se sont d'abord efforcés de fournir des preuves de fraudes, pour convaincre les électeurs de l’absence de légitimité du scrutin, et ils ont lancé un recours perdu d'avance devant la Cour suprême.
Les oppositions, durant cette période, n'ont pas été épargnées par les critiques - une partie de l'opinion jugeant leurs appels à manifester bien tardifs. "Cela ne se décrète pas d’un claquement de doigts, évacue Giorgi Boutikashvili. Il faut un effet boule de neige, comme lors de la mobilisation du printemps contre la loi sur les agents de l’étranger inspirée du texte russe." Après un moment de flottement, c'est finalement la décision gouvernementale de suspendre la procédure d'adhésion à l'UE, fin novembre, qui a relancé la contestation populaire.
De récents désaccords de fond ont porté sur la participation au Parlement, au risque de légitimer le scrutin. "Notre coalition, Pour le changement, a décidé de ne pas siéger au Parlement. Comme les autres élus du mouvement, j’ai moi-même rédigé un courrier de démission, qui n’a pas encore été enregistré par les institutions". Le parti Pour la Géorgie, de l'ancien Premier ministre Giorgi Gakharia, a choisi de boycotter les séances.

Les coalitions géorgiennes, traditionnellement divisées, tentent malgré tout d'afficher un front uni pour être encore audibles. Elles ont lancé cette semaine un centre d'informations et tiennent désormais des conférences de presse communes quotidiennes. "Nous nous réunissons tous les jours à 11 heures [8 heures à Paris] avec les autres formations d’opposition. Nous essayons désormais de prendre les devants et d’imposer notre propre agenda".
Le gouvernement reste inflexible
Rêve géorgien, de son côté, exclut catégoriquement l'idée de relancer de nouvelles élections, la principale revendication des oppositions. Elle maintient une ligne dure contre le supposé "libéralo-fascisme" de ses adversaires. En conférence de presse, jeudi, le Premier ministre Irakli Kobakhidze a affiché un grand sourire au moment d’évoquer les raids policiers contre plusieurs partis, qui ont réussi selon lui à affaiblir les cortèges.
Une référence, entre autres, à la descente réalisée dans les locaux des Jeunes du Mouvement national uni, soldée par l'arrestation de cinq militants. Les forces de l'ordre prétendent avoir trouvé sur place des cocktails Molotov et des deux d'artifice, ce que dément l'organisation. "Les collègues étaient là, debout dans une pièce, et des policiers sont venus avec des sacs trois heures après", répond Luka Chvelidze, l'un des responsables du mouvement, qui dénonce une mise en scène. La veille, les forces de l'ordre avaient déjà tenté de pénétrer dans les locaux, explique-t-il, à la recherche de manifestants. Il arpente les salles fouillées et vidées, avant de s'interrompre : "Mais ils ont même pris la Playstation !"

"L'heure est à l'unité", juge-t-il, même s'il entretient certaines rancœurs vis-à-vis de la présidente Salomé Zourabichvili, parfois critique du Mouvement national uni. Mais la solution n'est plus tellement politique, glisse le jeune homme. De fait, aucun drapeau lié aux formations politiques n'est brandi lors des rassemblements. "Si quelqu'un venait aux manifestations sous les couleurs de son parti, ce serait franchement du parasitisme." Les coalitions, estime-t-il, auraient dû profiter de la campagne électorale pour dénoncer davantage le péril d'une russification du pays, plutôt que d'insister "sur le prix des concombres".
Luka Chvelidze regrette également la période de flottement qui a suivi le scrutin. "Quand on leur parle de fraude électorale, les gens pensent que les oppositions se battent pour leurs sièges", estime le jeune homme.
"Quand on parle d'adhésion à l'Union européenne, alors tout le monde descend dans la rue."
Luka Chvelidze, l'un des responsables des Jeunes du Mouvement national unià franceinfo
Les oppositions, désormais, vivent dans un climat hostile, sans aucun levier politique à l'horizon. "Les mouvements politiques ne sont pas le moteur de ce mouvement de contestation, ils le suivent simplement", analyse David Zedelachvili, professeur de droit constitutionnel à l'Université privée de Géorgie. "Ces mobilisations reposent sur des bases plus larges que celles des partis traditionnels et passent progressivement d'un soulèvement spontané à une force sociale et politique organisée. L'opposition est également le vestige d'un ordre ancien, et devra s'adapter."
En attendant, les coalitions misent dorénavant sur la poursuite des manifestations et sur des défections toujours plus nombreuses au sein de l'appareil étatique et des médias accusés de propagande — les chaînes Imedi et Rustavi 2 en tête. Et, au-delà des frontières, elles demandent aux Etats-Unis et à l'UE de prendre des sanctions financières urgentes contre les principaux représentants du pouvoir. Il s'agit, dans les deux cas, d'inscrire la contestation dans le temps. Et de faire tourner la montre.
Une crise en vue au palais présidentiel
"Des fonctionnaires prennent leurs distances. Nous avons besoin de sanctions occidentales pour montrer aux représentants du pouvoir qu'ils ne sont pas en sécurité", résume Giorgi Vashadze, membre du parti Strategy Aghmashenebeli, membre de la coalition du Mouvement national uni. "Comme on dit : ne rien faire, cela profiterait au diable", résume-t-il, interrogé par franceinfo lors d'une conférence de presse conjointe avec les autres forces d'opposition. "Nous discutons quotidiennement avec les partenaires occidentaux, avec la société civile, les militants. Mais nous redoutons chaque jour d'être arrêtés. Qui sait ce qui m'attend ?" Le soir même, les policiers sont venus frapper à la porte de son domicile pour lui remettre une convocation, selon une vidéo postée sur son compte Facebook. Le responsable politique a refusé d'ouvrir la porte.
Le problème majeur, c'est Bidzina Ivanichvili. Nous devons nous débarrasser de cet oligarque soutenu par Vladimir Poutine, afin de laisser le pays en paix.
Giorgi Vashadze, membre du parti Stratégie Agmashenebeli
"La seule différence entre la Géorgie et la Biélorussie, maintenant, c'est qu'il existe ici encore des médias indépendants, une société civile et des partis d'opposition", ajoute sans détours Zurab Japaridze, du parti Girchi, membre de la coalition Pour le changement. "Mais c'est une question de mois avant que Rêve géorgien ne renverse tout, notamment avec sa loi sur les agents de l'étranger, pour détruire les formations adverses. Il faut régler le problème sans attendre. Sinon, de nombreux Géorgiens seront contraints de quitter le pays."
Tous les regards se tournent également vers la présidente Salomé Zourabichvili, dont le rôle politique est essentiellement symbolique, mais qui est considérée par l'opposition comme la dernière garante des institutions. Le 14 décembre, pour la première fois, le président ne sera plus désigné au suffrage direct mais par un collège de grands électeurs. Quinze jours plus tard, la dirigeante devra céder sa place et quitter le palais présidentiel. "Nous ne reconnaîtrons pas ces prétendues élections présidentielles", avertit d'ores et déjà Giorgi Vashadze, du parti Strategy Aghmashenebeli. "Salomé Zourabichvili restera quelque part légitime."

L'intéressée semble encore disposer d'un certain crédit dans la rue, alors que le nom de son probable successeur, Mikhaïl Kavelachvili, est issu de Pouvoir au peuple, une émanation radicale de Rêve géorgien, résolument opposé à l'intégration européenne. "Nous sommes prêts à défendre Salomé Zourabichvili physiquement, en déplaçant les manifestations devant le palais présidentiel", assure Nino Imedashvili, professeure d'économie de 45 ans rencontrée devant le Parlement. "J'ai peur de me battre, mais j'ai encore plus peur de vivre dans une colonie russe."
Ce reportage a été réalisé avec l'aide d'Ina Inaridze, journaliste en Géorgie, pour la préparation et la traduction.