REPORTAGE. "Ils m'ont frappé pour me défigurer" : en Géorgie, l'ombre des "titouchkis" derrière l'agression violente d'un opposant
Le sang a partiellement séché dans le creux de ses rides, mais la douleur est encore vive. Koba Khabazi est assis, le visage cerclé de bandages, devant une assistance effarée et impuissante. L'ancien député géorgien, membre de la plateforme d'opposition Coalition pour le changement, vient tout juste d'être passé à tabac, samedi 7 décembre à Tbilissi. "J'étais à mon bureau et je suis descendu, c'est là qu'ils me sont tombés dessus", explique-t-il à franceinfo, réfugié dans les étages, alors que l'avenue Roustavéli toute proche résonne des cris des manifestants antigouvernementaux, qui battent le pavé pour la dixième soirée consécutive.
"Dès qu'ils m'ont vu, ils ont aussitôt crié : 'Il est là !' Ça veut dire qu'ils m'ont reconnu." Qui ? "Des hommes vêtus et masqués de noir. Ces titouchkis m'ont frappé pendant une dizaine de minutes." Avec ce terme emprunté à la révolution de Maïdan ukrainienne de 2014, Koba Khabazi désigne des gros bras recrutés pour faire régner la terreur.
Des expéditions punitives de plus en plus fréquentes
Ces agressions, restées jusqu'ici impunies, rythment le quotidien de la capitale depuis la mobilisation de mai. Cette fois-ci, les assaillants n'ont pas hésité à entrer dans le hall de l'immeuble dans lequel le parti d'opposition Akhali dispose de locaux. "Ils m'ont frappé pour me défigurer. L'objectif était que les blessures soient visibles pour intimider la population."
A l'accueil, des journalistes évitent de peu les traces de sang encore fraîches, pour visionner les images de vidéosurveillance. On y distingue nettement un groupe d'une vingtaine d'hommes faisant irruption dans le hall à 22 heures (19 heures à Paris), d'un pas résolu. Sur d'autres images filmées par la sécurité, Koba Khabazi est bousculé dans les marches, avant d'être chaviré à terre et tabassé.

Dans ce climat tendu, une clameur emplit soudain la rue Besiki. Alertés par les réseaux sociaux, des manifestants ont accouru, décidés à répondre aux agresseurs. Mais ils arrivent trop tard. Toute la soirée, près du Parlement, des groupes masqués d'opposants fendent la foule à la recherche des insaisissables titouchkis. "Ne marchez pas seul dans les rues adjacentes, restez avec la foule", conseillent les manifestants aguerris, qui bravent la nuit depuis plusieurs jours dans un cortège de lasers et de feux d'artifice.
"J'étais une bonne cible pour eux"
"J'ai combattu en Ukraine et je venais de rentrer juste avant les élections législatives" de novembre, reprend Koba Khabazi, accusant la Russie d'être à la manœuvre dans le pays et de dicter sa vision du monde au pouvoir en place, mené par le parti Rêve géorgien. "J'étais une bonne cible pour eux. Ils ne m'ont agressé pas seulement en tant qu'opposant, mais aussi pour donner des gages à Vladimir Poutine."
Pris en charge par deux secouristes, il lève le bras et sourit au moment de partir à l'hôpital. Son visage ensanglanté tourne déjà en boucle sur une chaîne de télévision d'opposition, suivie par l'ensemble des employés et bénévoles du parti. Une jeune fille appuie frénétiquement sur le bouton récalcitrant de l'ascenseur, les larmes aux yeux. "Il n'y a jamais un moment pour reprendre son souffle."

Les oppositions dénoncent depuis plus d'une semaine les répressions dont elles font l'objet. Dans la semaine, le chef du parti Akhali, Nika Gvaramia, a été frappé et arrêté lors de la perquisition des bureaux d'un autre parti, Droa, rapportait RFI. Il a été condamné à douze jours de prison.
Une "campagne de terreur et de répressions"
Deux autres figures d'opposition, Alexandre Elisachvili et Zourab Datounachvili, ont été arrêtés près de la manifestation, dans le centre-ville, lors d'une bagarre avec des agents de sécurité. Le principal parti d'opposition géorgien, le Mouvement national uni, ennemi juré du parti Rêve géorgien au pouvoir, a accusé les autorités d'avoir "lancé une campagne de terreur et de répressions".
Koba Khabazi est sorti dimanche matin de l'hôpital et se sent mieux, malgré le sérieux de ses blessures, a appris franceinfo auprès d'un porte-parole de la coalition. "Comme il le dit lui-même, le combat continue pour l'avenir européen de la Géorgie et de nouvelles élections."
Deux personnes de la coalition ont été agressées, selon cette source, alors que l'immeuble abrite également un centre d'affaires et le consulat du Royaume-Uni, ainsi qu'une ONG américaine. Le porte-parole dénonce l'absence de réaction du gouvernement sur ces cas de violences, accusant même les forces de l'ordre de couvrir ces agressions.
Les responsables d'opposition ne sont pas les seuls à subir des violences. Un peu plus haut, à l'angle d'une petite rue, un cameraman a été passé à tabac, peu avant l'agression de Koba Khabazi, alors que la chaîne de télévision Pirveli Arkhi tentait de documenter la présence dans le centre-ville de ces hommes violents, spécialistes des actions coup de poing. La journaliste qui l'accompagnait a également été violentée. "Un cauchemar", résume une consœur venue couvrir les agressions, visiblement sous le choc. "Je travaille désormais pour le seul média indépendant qui n'a pas eu de journaliste passé à tabac."