En Birmanie, des Rohingyas massacrés dans une frappe à 1 km de la frontière avec le Bangladesh
Bordée par le fleuve Naf, qui marque la frontière avec le Bangladesh, la ville de Maungdaw est l'un des derniers bastions de la junte birmane dans l’État de Rakhine, presque totalement conquis par les rebelles. Autour de Maungdaw, les forces de l’Armée d'Arakan – un groupe rebelle issue de l’ethnie bouddhiste des Arakan – encerclent la ville depuis avril. Pour la défendre, des soldats de l’armée birmane, mais aussi des milices Rohingyas (RSO, ARSA), occupent le terrain.

Des blogueurs et activistes rohingyas dénoncent un massacre qui aurait été commis le 5 août par l’Armée d'Arakan. Selon eux, ces rebelles birmans auraient bombardé par drone des civils rohingyas qui tentaient de franchir le fleuve pour atteindre le Bangladesh. Pour ces blogueurs pro-Rohingyas, des centaines de civils auraient été tués. La rédaction des Observateurs a pu analyser des vidéos qui confirment la mort de dizaines de membres de cette minorité religieuse dans une frappe ce jour-là, mais pas l’origine de la frappe.
Des images qui montrent un crime de guerre ?
Sur X, des images montrant la frappe ont été postées dans la journée du 6 août. La rédaction des Observateurs a pu les analyser.
Dans une première vidéo, visiblement filmée avant la frappe de drone, on aperçoit des civils – hommes, femmes et enfants – s’amassant avec leurs bagages le long d’un mur qui longe les rives du fleuve Naf. Certains sont au-dessus du mur, d’autres sont en-dessous, au niveau des berges du fleuve.
On peut apercevoir ce mur sur Google Earth : il est situé à 500 mètres à l’ouest de la ville de Maungdaw et longe le fleuve Naf.
Dans une vidéo filmée plus tard le 5 août, on aperçoit des dizaines de cadavres jonchant le sol près du même mur. Au total, la rédaction des Observateurs a pu compter 18 corps sans vie, dont trois ressemblant à des enfants. Il est donc impossible de confirmer la mort de plusieurs centaines de civils avec ces seules images.
Une troisième vidéo montre la même scène de carnage sous un angle différent. À l’aide du logiciel de visualisation 3D PeakVisor, il est possible de confirmer que les trois vidéos évoquées précédemment ont bien été filmées sur le bord de la rivière Naf. En effet, sur chacune de ces images, on note la présence d’un relief montagneux dont la forme correspond exactement à celle d’une colline visible sur PeakVisor et située à proximité du fleuve.

De plus, le compte @JohnSevenTwo, un contributeur du collectif d’enquêteur Geoconfirmed, a également géolocalisé ces images au même endroit en s’appuyant sur la courbe de la route et la présence d’un portail.
Si la localisation des cadavres est possible en exploitant les vidéos, il est plus difficile d’attribuer la responsabilité de la tuerie à l'un des acteurs du conflit.
Une difficile attribution
Si pour les blogueurs rohingyas, l’Armée d'Arakan serait responsable de la tuerie, le groupe rebelle se défend de toute implication dans la tuerie. Dans un communiqué publié le 7 août sur son site et son compte Telegram, la milice écrit : "Ces tueries n’ont pas eu lieu dans des zones contrôlées par notre organisation." L’Armée d'Arakan accuse en retour la junte ou ses alliés, les milices rohingya ARSA et RSO qui, selon les rebelles, "utilisent des armes pour empêcher les civils de rejoindre des endroits sûrs".
Pour l’enquêteur en ligne @MyanmarWarMap, un analyste indépendant qui cartographie les évolutions du conflit en Birmanie, il est difficile d’attribuer la responsabilité de la tuerie à un groupe en particulier :
Peut-être que l’Armée d'Arakan a délibérément tiré sur les civils pour les empêcher de fuir. On ne peut pas non plus exclure que, comme le dit l’Armée d'Arakan, les milices rohingyas et la junte ont volontairement tiré sur les civils pour les empêcher de traverser le fleuve et atteindre le Bangladesh. On ne peut pas non plus exclure la thèse d’un tir accidentel d’un de ces acteurs. Il est également possible que l’armée d'Arakan ait choisi de tirer sur cette zone car des troupes de la junte ou des milices rohingyas se trouvaient au milieu des civils.
"Mes sept enfants sont morts pendant le bombardement"
Quelques jours après la tragédie, la rédaction des Observateurs a pu rentrer en contact avec une survivante. Shom Gida, 40 ans, a finalement pu rejoindre le Bangladesh et le camp de réfugiés de Cox’s Bazar, depuis lequel elle nous raconte l’horreur des évènements du 5 août. Comme d’autres témoins qui ont parlé aux médias, elle dit avoir vu survoler un aéronef qui aurait largué trois munitions :
Nous nous sommes rassemblés sur la rive du fleuve Naf afin de fuir vers le Bangladesh. Dans ce rassemblement, il n’y avait pas de gens armés, c’étaient juste des gens qui voulaient évacuer la ville. La ville est très dangereuse, il y a tout le temps des frappes de drones. Les hommes de l’Armée d’Arakan tentent d'emmener de force les civils dans d’autres endroits dans des camions. Cependant, ils ne nous autorisent pas à fuir nous-même la ville.
Sur la rive du fleuve, les bombardements ont commencé vers 16 h. On a entendu un drone qui a commencé à nous survoler comme un hélicoptère, puis au bout de cinq minutes, il a commencé à nous cibler. Le drone a tiré trois fois. J’ai vu une sorte d’éclair, puis j’ai entendu des explosions. Il y a également eu des tirs de roquettes qui ont touché le groupe. Le bruit était terrible. Dans ce bombardement, j’ai perdu sept enfants : quatre garçons et trois de mes filles. Plusieurs centaines de Rohingya sont morts. Les corps sont encore à Maungdaw et n’ont pas été enterrés.
À l’autre bout du téléphone, Shom Gida s’arrête, elle pleure à l’évocation de la mort de ses enfants. Après quelques longues secondes, elle reprend le récit de sa fuite :
Le 6 août au matin, je suis montée dans un dinghy [une sorte de barque, NDLR] pour traverser le fleuve. L’embarcation s’est éloignée de 300 mètres de la rive du fleuve quand un drone a lâché une grenade qui a détruit le bateau. J’ai été blessée, mais légèrement. J’ai alors dérivé sur le fleuve, inconsciente, avant d’être recueillie sur la rive bangladaise de la rivière. Je ne sais pas ce que je vais faire maintenant, je n’ai pas envie de vivre au Bangladesh. Je vais surement essayer d’aller dans un autre pays.
Le témoignage de Shom Gida ne permet donc pas d’attribuer clairement la responsabilité du bombardement à un acteur particulier du conflit. En effet, si la junte militaire est dotée de drones militaires CH-3 de fabrication chinoise, l'Armée d'Arakan utilise des drones de plus petite taille. Interrogés par des journalistes des agences Reuters et AP d’autres victimes des bombardements décrivent également une frappe de drone.
Quelle issue pour Maungdaw ?
De son côté, l’armée Arakan continue de nier les exactions contre les civils. Sur sa chaîne YouTube, le groupe armé poste des vidéos dans lesquelles elle prétend aider l’évacuation des civils hors la ville.
D'après le compte OSINT MyanmarWarMap, le siège de la ville de Maungdaw touche à sa fin :
Ces dernières semaines, l'armée birmane a beaucoup utilisé les voies navigables pour ravitailler la ville avec des péniches de débarquement. Mais ces derniers jours ont changé la donne. Lundi 5 août au matin, l'Armée d'Arakan a pris le contrôle de l'un des deux derniers quais qui était sous le contrôle de la junte. Il ne reste donc plus que le port qui résiste. De violents combats se déroulent actuellement du côté ouest de la ville [...].
Il est presque certain que la ville entière sera sous le contrôle de l'Armée d'Arakan d'ici peu. La seule vraie question est de savoir combien de temps cela prendra et s’il y aura encore des effusions de sang. Malheureusement, les conditions sont réunies pour que les défenseurs de la ville continuent à se battre jusqu'au bout, ce qui pourrait engendrer la mort de nombreux civils. Le meilleur scénario serait que les soldats de la junte se rendent, car ils pourraient être en mesure d'ouvrir un couloir pour que les civils puissent fuir le conflit, même si les milices rohingyas ARSA et RSO continuent de se battre.
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