Dans la cuisine du restaurant étoilé L’Épuisette, situé dans le cadre enchanteur du Vallon des Auffes qui offre une vue imprenable sur les îles du Frioul et la mer Méditerranée, Guillaume Sourrieu brandit son tournevis. Avec difficulté, le Marseillais arrache l’immense ardoise blanche placardée sur un des murs. Pendant des années, ce dernier y a affiché les bons de commande des clients de cette institution marseillaise ouverte en 1939, puis reprise dans les années 1970 par la famille Bonnet. S’il a plutôt l’allure d’un ouvrier en ce mardi matin, Guillaume Sourrieu est en réalité le chef de ce restaurant. Mais en cette Saint-Sylvestre, l’établissement vit ses dernières heures.
Le propriétaire est sommé désormais de plier bagage. Après avoir occupé les lieux durant des années, sur l’espace public maritime, dans le cadre d’une convention unilatérale qui le liait à la métropole d’Aix-Marseille Provence, Bernard Bonnet a appris il y a quelques mois que son établissement allait faire l’objet d’un appel d’offres avec mise en concurrence de plusieurs projets, conformément à une réglementation européenne datant de 2017. Le restaurateur y a répondu, ainsi que deux autres candidats. L’offre a finalement été remportée par un autre, The Social Club, associé à la chef marseillaise étoilée et ancienne finaliste de «Top Chef» Coline Faulquier, pour une durée d’exploitation de dix ans.
À l’heure de faire les cartons, non sans amertume, Bernard Bonnet a convié les journalistes pour faire part une nouvelle fois de sa colère teintée d’incompréhension. «Une étoile marseillaise disparaît», peste-t-il. «En quoi on a péché ? Qu’est-ce qu’on a fait pour mériter ça ?» Bernard Bonnet clame ne pas avoir eu les raisons qui ont poussé la métropole à choisir l’offre adverse plutôt que la sienne, accusant même cette mise en concurrence de procédure «bidouillée». «On n’est pas en Corée du Nord, s’agace-t-il. On doit pouvoir connaître les raisons de cette décision !»
«C’est à moi»
«C’est un hold-up», estime le restaurateur. Bernard Bonnet affirme être entré en négociations avec The Social Club pour un projet de rachat de l’établissement, finalement tombé à l’eau, le tout quelques mois avant d’apprendre l’ouverture d’un appel d’offres pour son restaurant.
Derrière lui, entre deux coups d’aspirateur du personnel, il ne reste plus rien. L’enseigne, coupée en deux, traîne dans un coin à l’extérieur. La vingtaine de personnes qui compose l’équipe emporte tout avec elle dans une fourgonnette. «Ça dégage, ça !», ordonne Bernard Bonnet. Le restaurateur tend un bout de papier. «Vous voulez une carte de visite du restaurant ? Elle est collector celle-là.»
Les étagères sont dévissées. Les extincteurs sont retirés. «Qu’est-ce que c’est ça ? Du cidre ? Ma foi, prends-le. On le boira», lance Bernard Bonnet. Certains cartons portent la mention «Retour au fournisseur». La salle se vide à vue d’œil. Alors que l’heure du déjeuner approche, il ne reste que deux ampoules, les autres ayant été toutes arrachées au point de laisser des trous béants dans les murs. «C’est à moi», rappelle Bernard Bonnet, furieux de perdre gratuitement un fonds de commerce qu’il estime entre un et deux millions d’euros.
Refus de rendre les clés à l’huissier
Dans cet étrange ballet aux airs de marche funèbre, une jeune femme se fraie un chemin. L’heure de la conférence de presse coïncide avec celle d’un rendez-vous de longue date avec un huissier de justice. La jeune femme est envoyée par la métropole pour récupérer les clés des lieux. Mais Bernard Bonnet refuse. «Vous voyez bien qu’on n’a pas fini de déménager», lance-t-il à l’huissier. Il promet de les faire remettre par un autre huissier le soir même, au siège de la métropole. «On verra s’il y a du monde le 31 décembre à 18 heures à la métropole», ironise-t-il. Contactée, la métropole d’Aix-Marseille refuse de faire le moindre commentaire sur ce dossier.
«J’ai un regret pour le personnel, sanglote Bernard Bonnet. Il me reste une satisfaction : ça ne s’appellera plus L’Épuisette. Je suis propriétaire de la marque. J’ai fait cadeau d’un fonds de commerce après avoir travaillé des années dedans. L’Épuisette, c’est fini. Maintenant, je vais souffler.» Le cœur est lourd aussi chez les employés, à commencer par le chef de l’établissement, même si le repreneur s’est engagé à conserver l’ensemble du personnel. «Vider ce restaurant, ça fait mal, fulmine Guillaume Sourrieu. Je n’ai pas eu de présentation du projet. Coline Faulquier est chef... et je suis aussi chef de ce restaurant. Je prends acte du fait qu’elle va reprendre le personnel. Mais je suis dans l’attente.»
«Je ne me prononcerai pas là-dessus, explique Coline Faulquier. Nous ferons une conférence de presse quand nous aurons accès au lieu.» Le restaurant restera pour l’heure fermé, le temps de faire des travaux. Mais le bras de fer se poursuit. Devant les journalistes, Bernard Bonnet a annoncé avoir saisi vendredi le tribunal administratif pour tenter de faire annuler la procédure. Contacté sur ce point, son avocat était pour le moment injoignable.