REPORTAGE. Législatives allemandes : à Magdebourg, l'attentat du marché de Noël attise la haine des étrangers et offre un boulevard à l'extrême droite
En cinq ans sur le sol allemand, Saeed n'avait jamais connu ça. Courant janvier, alors qu'il rentrait de l'université de Magdebourg (Allemagne), un homme s'est mis à l'insulter dans le tram. "Pas que moi d'ailleurs, toutes les personnes racisées de la rame", précise ce Syrien de 25 ans, engagé dans l'association culturelle syro-allemande de la ville. "Etranger de merde, retourne dans ton pays'... C’étaient des injures de ce genre", se souvient-il, le visage fermé derrière ses lunettes rectangulaires.
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Des agressions comme celle-ci, de plus en plus de personnes issues de l'immigration en sont victimes en Saxe-Anhalt. Ce Land de l'est de l'Allemagne abrite Magdebourg, ville d'environ 250 000 habitants, frappée par un attentat fin décembre. "Au total, 30 cas nous ont été communiqués pour le mois de janvier, contre une dizaine sur toute l'année 2024", rapporte Nina Jäckisch, membre de Lamsa, une association qui œuvre à l'intégration des migrants dans la région. Interrogé par franceinfo, le ministère de l'Intérieur du Land parle de vingt infractions pénales "qui ont un lien avec l'attentat et visent des personnes non allemandes" dans cette région, où 11,4% de la population est issue de l'immigration.
Et c'est sans compter ceux qui ne portent pas plainte. "En se confrontant à la police, certains ont peur de perdre le droit de rester en Allemagne, même quand ce sont les victimes. Et ceux qui n'ont pas encore l'asile se font discrets", affirme Saeed, qui a, lui, déposé plainte immédiatement après son agression. "Dans la ville, on est des milliers à avoir un parcours migratoire. On étudie ici, on travaille ici... Des personnes envisagent de quitter Magdebourg car elles ne s'y sentent plus bien", ajoute-t-il.
Récupération politique par l'extrême droite
L'effroi provoqué par l’attaque à la voiture bélier le 20 décembre, qui a fait six morts et près de 300 blessés, a vite cédé la place à la récupération politique en vue des législatives, prévues le 23 février. Car le suspect est un médecin d'origine saoudienne, arrivé en 2006 sur le territoire allemand et détenteur du statut de réfugié.
"Toute la classe politique s'est immédiatement focalisée sur la nationalité de l'assaillant."
Nina Jäckisch, membre de l'association Lamsaà franceinfo
Le parti d'extrême droite Alternative pour l'Allemagne (AfD), notamment, multiplie depuis les critiques envers la politique migratoire du gouvernement, jugée trop laxiste – même si les motivations du suspect, hostile à l'islam, ne sont toujours pas claires. "Si on avait été au pouvoir, il n'aurait même pas eu l'occasion d’agir. Il serait retourné chez lui depuis longtemps", lâche Oliver Kirchner, chef de file des députés AfD au Parlement régional. Installé dans son bureau, il pointe une série de portraits accrochés au mur : "Parfois, je les regarde et je me demande : 'Qu'auraient-ils fait ?'" On reconnaît Otto von Bismarck, figure du XIXe siècle controversée pour sa politique coloniale, et Paul von Hindenburg, héros militaire et président à l'héritage terni par son choix de nommer Hitler à la chancellerie en 1933. "Ce que nous voulons, c'est fermer les frontières et décliner les gens qui sont sous le coup de la loi", résume l'élu.
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Trois jours après l'attentat, l'AfD a organisé un rassemblement à Magdebourg. Devant des centaines de personnes, Jan Wenzel Schmidt, chef du parti au niveau régional, a exigé la fermeture des frontières face aux "fous furieux venus de tous les pays". Des diatribes répétées après l'attaque au couteau dans un parc d'Aschaffenbourg un mois plus tard, puis celle à la voiture-bélier contre une manifestation à Munich le 13 février, toutes deux perpétrées par des étrangers. Auprès de franceinfo, Oliver Kirchner se lance à son tour dans un discours raciste : "Je pense que la majorité des Allemands n'ont rien contre ceux qui viennent ici et veulent vivre comme nous, comme les Portugais par exemple. Mais le problème, ce sont les gens d'Afrique noire qui pensent pouvoir obtenir tout ce qu'ils veulent sans travailler."
"On veut des positions claires contre les actions racistes"
Ces sorties xénophobes, martelées depuis l'attaque, "légitiment les agressions envers les personnes racisées", selon Nina Jäckisch : "Presque la moitié d'entre elles se sont déroulées dans la sphère publique en janvier, contre moins d'un quart en 2024." Son association est, elle aussi, la cible de messages de haine. "Islamophobie, lien entre criminalité et étrangers... On en a reçu une quinzaine ce mois-ci, ça ne nous était jamais arrivé avant", constate la quadragénaire. Saeed regrette un manque de soutien de la mairie : "On veut des positions claires contre les actions racistes."
Auprès de franceinfo, le ministère de l'Intérieur du Land et la Ville condamnent ces attaques. "Il est inacceptable que des personnes soient victimes de crimes xénophobes en raison de leur origine", insiste le ministère, qui envisage d'augmenter la présence policière autour des centres pour demandeurs d'asile, "afin de renforcer leur sentiment de sécurité". Le député social-démocrate Martin Kröber, représentant de la circonscription de Magdebourg, fustige "ceux qui exploitent l’attentat pour faire passer leurs idées xénophobes". "Cela divise la ville à un moment où nous devrions nous serrer les coudes", regrette-t-il.
"Je n'ai jamais eu peur, maintenant c'est le cas"
De son côté, Oliver Kirchner balaie d’un revers de main ces accusations : "Ça n'a rien à voir avec l'attentat ou notre parti, mais avec la politique du gouvernement. Les gens arrivent à saturation. L'attaque terroriste est juste le catalyseur de tout ça". Reste que pour certains habitants, l'attentat a une influence sur l'opinion. André roule des mécaniques en direction de la gare. "J'ai 16 ans, mais si j'avais pu voter, l'attentat aurait eu un énorme poids dans mon choix. On se comporte bien dans le pays des autres, alors pourquoi ils ne le font pas dans le nôtre ?", insiste l'adolescent, qui refuse de donner sa couleur politique, mais soutient le renvoi des migrants aux frontières.
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D'autres ne sont plus sûrs de rien, comme Doris, 72 ans, qui s'avance doucement vers l'un des mémoriaux installés dans la ville, en hommage aux victimes. "C'est terrible ce qu'il s'est passé, je ne peux pas trop en parler…", murmure-t-elle. Sa voix se brise et les larmes coulent sur ses joues. "Le marché de Noël, j'y vais tous les ans en famille, reprend-elle. Mais ce jour-là, on n’y est pas allés, donc on a échappé au pire. Je n'ai jamais eu peur quand je sortais, maintenant c'est le cas."
"Je pense que l'attentat peut avoir des répercussions sur les résultats du scrutin. Moi, je n'ai pas encore décidé pour qui j'allais voter…"
Doris, Allemande de 72 ansà franceinfo
Après l'attentat, l'AfD est passée de 18% à 21% d'intentions de vote, d'après les sondages compilés par le magazine allemand Der Spiegel. Elle est tout de même loin derrière l'Union chrétienne-démocrate (CDU), emmenée par le conservateur Friedrich Merz (environ 30%). Il y a donc peu de probabilités qu'elle gouverne, car tous les partis traditionnels se sont engagés à ne pas faire d'alliance avec elle. Mais la CDU a brisé le tabou, fin janvier, en s'appuyant sur les voix de l'extrême droite pour tenter de faire passer un texte de loi anti-immigration.
"Il faut que ce glissement vers l'extrême droite s'arrête"
"Il y a des gens qui votaient pour la gauche, mais qui se tournent vers la CDU parce qu'ils trouvent que la politique migratoire n'est pas assez sévère", explique Gabriel Rücker, militant pour les droits humains à Magdebourg. "Et à l'inverse, des personnes sont repoussées par les liens entre l'AfD et les conservateurs." C'est le cas de Divana, qui observe les centaines de fleurs déposées devant l'église Saint-Jean : "Historiquement, j'ai toujours voté pour la CDU. Mais vu les dernières déclarations de Friedrich Merz, il est hors de question que je donne ma voix à un parti qui soutient l'extrême droite."
Des milliers d'Allemands sont descendus dans les rues, le 29 janvier, pour dénoncer l'effilochement du "cordon sanitaire", une politique qui consiste à faire barrage à l'extrême droite. A Magdebourg, deux jours après, ils sont environ 300 à s'être rassemblés devant les locaux de la CDU. "Nous sommes pour une politique du vivre-ensemble. En tendant la main de façon aveugle à l'AfD, la CDU porte atteinte à notre démocratie", clame un des organisateurs dans un mégaphone.
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Elena et Zina ont sorti écharpe, bonnet et mitaines pour affronter le froid alors que le soleil d'hiver laisse sa place au crépuscule. "C'est important de protester pour que ce glissement vers l'extrême droite s'arrête", s'emporte Zina, 30 ans, brandissant une pancarte sur laquelle est écrit "les droits humains ne sont pas négociables". "De noir à bleu", peut-on lire sur celle d'Elena, en référence aux couleurs de la CDU et de l'AfD : "Il y a une histoire dans la passation de pouvoir des conservateurs aux fascistes en Allemagne. On doit crier haut et fort afin que l'histoire ne se répète pas."
Ce reportage a été réalisé avec l'aide d'Opale von Kayser, journaliste en Allemagne, pour la préparation et la traduction.