Transition énergétique : "La transition énergétique est un élément-clé de la souveraineté européenne", affirme François Gemenne

Comment concilier les impératifs de défense et les exigences de la transition énergétique ? Alors que la guerre en Ukraine a redéfini les priorités géopolitiques du continent, François Gemenne soulève un défi majeur : celui de "la double peine". D'un côté l'Europe peine à financer la transition énergétique ; de l'autre, elle doit renforcer sa défense face à un monde de plus en plus incertain, tout en préservant ses engagements climatiques. Face à l'incertitude géopolitique et à la crise climatique, il souligne la nécessité pour l'Europe de repenser en profondeur la manière dont elle peut concilier souveraineté énergétique, sécurité et climat. 

franceinfo : On est quand même frappés de la vitesse à laquelle les priorités changent : hier on réclamait de l’argent pour la transition, aujourd’hui on en réclame pour la défense. Est-ce que vous craignez qu’on ne déshabille Pierre pour habiller Paul ?

François Gemenne : C’est évidemment la crainte de beaucoup, et c’est facile à comprendre : on ne parvient pas à mobiliser suffisamment d’argent pour la transition, et il faudrait en plus financer le réarmement de l’Europe. Ce qui implique évidemment d’y consacrer des budgets conséquents, qui ne seront pas alloués d’autre chose. Sans compter que la défense, c’est une activité très carbonée, ce n’est pas comme si on refinançait l’éducation, même si ce serait très nécessaire également ! 

"En un mot comme en cent, on a l’impression qu’on dépouille la transition pour financer des activités contraires à la transition. C’est la double peine."

François Gemenne

sur franceinfo

Et on ne va plus non plus pouvoir compter sur les Américains pour toute une série de données et d’études sur le climat. Donc il va falloir se prendre en main, très clairement, et le moment est essentiel pour l’Europe. De la même manière qu’on a pris conscience de la nécessité d’une politique énergétique européenne au moment de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, il a fallu une altercation dans le Bureau Ovale pour qu’on réalise que c’était bien naïf de confier notre défense aux Etats-Unis. Tant sur les questions de défense que d’énergie, nous devons désormais sortir de notre naïveté et nous prendre en mains. Et les deux sujets ne sont peut-être pas aussi antinomiques qu’ils n’en ont l’air…

L’empreinte carbone des activités militaires

Il se trouve que je suis aussi le co-directeur de l’Observatoire Défense et Climat, qui a été créé par le Ministère des Armées en 2016. Et donc je suis bien placé pour vous dire que le changement climatique amène de nouveaux enjeux pour la défense, à la fois sur des aspects opérationnels et stratégiques : il s’agit à la fois d’adapter le matériel aux impacts du changement climatique – c’est un gros sujet – mais aussi d’identifier les nouveaux risques de conflits associés au climat. C’est évidemment aussi pour ça que les terres rares de l’Ukraine suscitent la convoitise, comme celles de l’est de la République démocratique du Congo.

Surtout, au-delà des liens avérés entre climat et défense, nous devons comprendre que la transition énergétique est un élément-clé de la souveraineté européenne, et donc aussi de sa politique de défense.

Tous les pays conservent des réserves stratégiques de pétrole qui doivent leur permettre de mener une guerre. De tout temps, les questions énergétiques ont été intrinsèquement liées aux questions de défense. Si nous voulons assurer notre souveraineté énergétique, nous devons absolument réaliser la transition énergétique, et le plus vite possible. Sinon nous resterons dépendants du gaz russe ou du pétrole américain. Ce qui veut dire que nous resterons dépendants de puissances qui sont de plus en plus hostiles à notre égard. 

"La transition énergétique, ce n’est pas seulement pour le climat : c’est aussi une question fondamentale de souveraineté. Il y a d’un côté le bloc des énergies fossiles, la Russie et les Etats-Unis. A nous de créer le nôtre, celui des énergies décarbonées, des énergies du futur."

François Gemenne

sur franceinfo

Un financement de la défense  au détriment de la transition ?

Aujourd’hui, rares sont les gouvernements européens qui ont les moyens d’augmenter substantiellement leur budget consacré à la défense. Donc il faudra, d’une manière ou d’une autre, se montrer créatif. Et ça impliquera de faire sauter certains verrous. Sur l’endettement, par exemple – faut-il un grand emprunt européen pour la défense, qu’on pourrait financer par exemple avec l’émission d’obligations ? Faut-il flécher certains investissements vers la défense, et même potentiellement la finance durable ? Historiquement, le secteur de la défense était exclu de la finance durable. Il faut l’y intégrer, plaide Philippe Zaouati, directeur du fonds d’investissement Mirova, un des grands acteurs du domaine, en France.

On peut imaginer que le financement de la défense européenne fasse sauter certains verrous, ce qui pourrait également contribuer au financement de la transition. A condition de bien réaliser le moment dans lequel nous sommes, le carrefour auquel l’Europe se trouve.