En Syrie, le long chemin pour documenter l'ampleur des crimes de la dynastie Assad

Tortures, exécutions, attaques chimiques contre des civils, nettoyage ethnique, bombardements sur des zones résidentielles, utilisation de la famine comme arme de guerre… La litanie des crimes de guerre et crimes contre l'humanité commis par le régime de Bachar al-Assad ne semble jamais vouloir s'arrêter. Après des décennies d'impunité, les enquêteurs internationaux espèrent désormais obtenir un accès direct à des preuves documentant cinquante années d'exactions. 

Comme son père avant lui, le dictateur déchu a construit son pouvoir sur un régime sanguinaire et paranoïaque où un mot de trop pouvait conduire dans l'enfer des prisons syriennes. Une répression implacable qui a connu son apogée dans le sillage du Printemps arabe. Depuis 2011, l'ONU estime que plus de 300 000 civils ont perdu la vie, sans compter la disparition d'au moins 100 000 Syriens.

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"La chute de Bachar Al-Assad représente une opportunité absolument incroyable", explique Aymeric Elluin, chargé de plaidoyer armes et conflits à Amnesty international. "Pour monter des dossiers solides et irréprochables, nous devons avoir accès aux sources primaires, en particulier aux lieux où ont été commises des exactions. Or, depuis mars 2011, le régime nous a bloqué l'accès au territoire syrien. Notre travail s'est donc effectué à distance à travers des images satellites ou des témoignages de rescapés des prisons ayant trouvé refuge à l'étranger".

Malgré le verrouillage opéré par la Syrie de Bachar al-Assad, "nous avons pu avoir accès à beaucoup d'informations grâce à la société civile syrienne qui, très tôt, a collecté des témoignages et des documents officiels", note Chloé Pasmantier, avocate à la Fédération internationale des droits de l'Homme (FIDH).

Une montagne de preuves

Ce travail de collecte précoce a été facilité par la bureaucratie méthodique du régime syrien qui a consigné avec une effrayante précision son œuvre de mort. Dès 2014, l'échelle industrielle des tortures infligées aux opposants en Syrie éclate au grand jour avec le dossier César, du pseudonyme de ce militaire chargé de prendre en photo les corps suppliciés de prisonniers. Sa défection a permis de constituer un rapport contenant 55 000 photos portant sur 11 000 détenus torturés et décédés entre 2011 et 2013 dans plusieurs centres de détention.

Devant cette montagne de preuves, l'ONU a mis en place en décembre 2016, le Mécanisme international, impartial et indépendant (MIII), "un facilitateur de justice" siégeant à Genève et chargé de centraliser les pièces à conviction et d'alimenter des procédures judiciaires ouvertes au niveau national contre des responsables syriens dans plusieurs pays européens.

Exemple en France où trois anciens cadres du régime ont été jugés par contumace fin mai et condamnés à la prison à vie. Selon le Parquet national antiterroriste (PNAT), chargé également des crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocides, 24 procédures impliquant le régime syrien et ses supplétifs sont en cours, rapporte le journal Le Monde.

En Allemagne, un ancien colonel des services de renseignement syrien a été condamné à la prison à vie pour crimes contre l'humanité en janvier 2022. Anwar Raslan a été reconnu coupable de la mort et de la torture de prisonniers dans un centre de détention secret du pouvoir à Damas, entre 2011 et 2012. 

En novembre 2023, la justice française a également émis un mandat d’arrêt contre l’ex-président syrien pour l’attaque chimique d’août 2013 sur la Ghouta qui a fait plus de 1 400 morts.

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La crainte des destructions

Malgré l'abondance des preuves déjà récoltées, la chute du régime syrien ouvre un nouveau champ d'exploration aux enquêteurs internationaux en leur offrant la possibilité d'accéder directement aux bâtiments officiels et aux prisons syriennes.

La Syrie est "la scène de crime, donc si nous pouvons avoir accès à la scène de crime, cela change la donne pour nous", résume auprès de l'AFP Robert Petit, le procureur canadien qui dirige depuis début 2024 le MIII.

"D'autant que le régime s'est effondré très rapidement, ce qui a sans doute empêché les auteurs de détruire les éléments de preuve. Cela offre des perspectives très positives en matière de recherche de la vérité", souligne le juriste Johann Soufi, expert du droit international. 

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Désormais, la priorité est de préserver ces pièces à conviction pendant cette période de transition. La commission d’enquête des Nations unies sur la Syrie a demandé dimanche aux groupes rebelles de "faire très attention à ne pas perturber les preuves de violations et de crimes" en s’emparant des prisons. 

"Il faut éviter que ces preuves soient détruites, non seulement par les rebelles qui ont pris le pouvoir, mais aussi par tout autre partie ou l'État. Israël a ainsi mené un nombre important de frappes sur plusieurs sites militaires, notamment le centre syrien d'études et de recherches scientifiques [CERS], là où le régime développait ses armes chimiques. Des documents cruciaux sur la confection et l'utilisation de ces armes ont probablement été détruits dans ce bombardement", déplore Chloé Pasmantier. 

Selon l'avocate, les Syriens disposent toutefois de toutes les connaissances et de l'expérience nécessaire pour collecter et conserver les preuves afin de les utiliser dans le cadre de poursuites judiciaires. Le nouvel homme fort de Damas, Abou Mohammad al-Jolani, le chef du groupe HTC [également connu sous le nom de HTS] a réaffirmé mercredi que les tortionnaires ne seraient pas amnistiées. 

Mettre fin au "cycle de la violence"

Reste à savoir comment seront jugés les responsables des crimes commis par l'ancien régime syrien. "L'un des principes fondamentaux de la justice internationale est qu'il revient toujours aux juridictions nationales et à un peuple de rendre justice aux victimes", rappelle l'expert du droit international Johann Soufi. "Ensuite, un pays peut faire une demande d'expertise supplémentaire et créer par exemple un tribunal mixte comme au Cambodge ou au Liban. Mais cela dépend d'un accord entre les Nations unies et l'État demandeur".

En revanche, la Cour pénale internationale (CPI) n'est actuellement pas compétente en Syrie, car le pays n'a pas ratifié le Statut de Rome, le traité international qui a entériné la création de cette juridiction. 

"Les tentatives de saisine de la Cour pénale internationale par le Conseil de sécurité des Nations Unies ont échoué en raison de l'opposition de la Russie, mais rien n'empêche désormais la Syrie de ratifier le Statut de Rome avec une potentielle demande de rétroactivité pour que la CPI devienne compétente sur les crimes qui ont été commis par le régime de Bachar al-Assad", détaille Chloé Pasmantier. 

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Cependant, il est actuellement trop tôt pour connaître la nature du futur pouvoir judiciaire syrien, ni la volonté des nouveaux maîtres de Damas de collaborer avec des acteurs internationaux. "Il faut souligner que les groupes rebelles ont également commis des violations des droits humains. Désormais, il faut que les groupes armés qui ont pris le pouvoir respectent le droit international et contribuent à ce que la justice puisse se faire en Syrie", plaide Aymeric Elluin d'Amnesty international.

De leur côté, les enquêteurs onusiens du MIII affirment se tenir prêts à intervenir en Syrie, même si pour le moment aucun contact n'a été établi avec les nouvelles autorités. Selon les experts interrogés par France 24, la quête de vérité et de justice devra constituer un pilier central de l'avenir de la Syrie.

"L'impunité alimente le sentiment d'injustice et renforce la volonté de vengeance entre les communautés, perpétuant ainsi un cycle de violence. Le seul moyen d'y mettre un terme est d'établir une justice respectueuse des droits de l'Homme. Elle peut avoir un effet dissuasif, en démontrant que la commission d’actes criminels entraîne des conséquences judiciaires, même plusieurs décennies plus tard", estime Johann Soufi.

"Documenter les faits c'est aussi rechercher une vérité historique qui, sans cela, pourrait être contestée", poursuit l'expert. "Enfin, il est essentiel de répondre aux besoins des victimes en garantissant leurs droits fondamentaux à la vérité, à la justice et à des réparations".