Théoriquement, la Fifa est une institution suisse. Neutralité oblige, le siège de l'organisme qui régit le football mondial se trouve à Zürich, et son patron est traditionnellement helvète, comme les papes ont été italiens pendant des siècles. Mais pour la Coupe du monde en Amérique du Nord, l'été prochain, le centre de gravité de l'instance s'est déplacé plein ouest. Le patron, Gianni Infantino, s'est installé à un jet de pierre de Mar-a-Lago, le golf floridien où Donald Trump se plaît à taquiner la petite balle blanche le week-end. La Fifa a aussi ouvert en juillet ses bureaux à New York, dans la Trump Tower.
Quant au tirage au sort de la compétition, vendredi 5 décembre, il se déroule au Kennedy Center de Washington, sur décision du président américain, alors que Las Vegas tenait la corde. Un Kennedy Center qui n'aura bientôt plus de Kennedy que le nom. "Des gens l'appellent déjà le Trump-Kennedy Center", a ironisé Donald Trump, qui entend bien donner le nom de sa femme, Melania, à l'amphithéâtre des lieux, relève le New York Times.
Côté suspense, préférez les petites boules qui détermineront les adversaires des Bleus à l'identité du lauréat du curieux Fifa Peace Prize, qui récompense une personnalité ayant contribué à la paix dans le monde. Ce devrait être, ô surprise, le président américain en personne. Car entre Gianni Infantino et Donald Trump, c'est du sérieux. Du très sérieux même.
"Johnny" le "clown" et Donald le "winner"
La première rencontre entre les deux hommes intervient courant 2018, alors que les Etats-Unis viennent de se voir attribuer le Mondial 2026 avec les voisins mexicain et canadien. Les deux se sont retrouvés à en fonction un peu par surprise en 2016 : Donald Trump contre l'establishment politique, démocrate comme républicain, Gianni Infantino grâce au coup de filet du FBI qui a décapité la Fifa, en disqualifiant pour de bon son prédécesseur, Sepp Blatter, et ses séides.
"A l'époque, les autorités américaines, dont le FBI et le ministère de la Justice, avaient briefé les votants au congrès de la Fifa : s'ils élisaient le cheikh Salman, l'autre candidat, ils se déchaîneraient sur la Fifa, rappelle à franceinfo Bonita Mersiades, représentante de la fédération australienne. Les électeurs de l'époque ont choisi le moindre mal."
Pour sa première visite dans le Bureau ovale, Gianni Infantino n'amène dans sa besace qu'un carton rouge – un gadget qui amuse beaucoup Donald Trump, qui s'amuse à le brandir devant les caméras – et un maillot américain floqué à son nom, frappé du n°26.
Le locataire de la Maison Blanche n'essaie pas d'étaler une culture foot qu'il n'a pas : "Quand on m'a parlé de 'Coupe du monde', j'ai su que je voulais qu'on l'ait." Quelques mois plus tard, match retour à Davos, en Suisse, où Gianni Infantino tresse les lauriers de Donald Trump au sommet des grands de ce monde : "J'ai eu la chance de croiser les plus grands athlètes du foot. Le président Trump est fait de ce bois-là. C'est un compétiteur. Un gagneur. Il veut toujours montrer qu'il est le meilleur."
C'est le début d'une relation déséquilibrée entre l'homme le plus puissant du monde et celui dont il écorche le nom en "Johnny". Dans les couloirs de la Maison Blanche, on ne fait pas mystère que Donald Trump prend Gianni Infantino au mieux pour un "clown", un "idiot utile", voire "un imbécile prétentieux", rapporte le journaliste britannique Miguel Delaney dans son livre States of Play. Un "clown" qui se retrouve pourtant dans lavion présidentiel américain, Air Force One, pour aller se faire applaudir comme une rock star à un forum économique en Arabie saoudite, à l'initiative de Donald Trump.
"Un pouvoir sans précédent pour un président de la Fifa"
Depuis, le président américain l'emmène dans ses bagages même quand il n'est pas question de ballon rond. Comme on a pu le voir à la signature des accords d'Abraham entre Israël et plusieurs pays arabes en 2020, ou très récemment au sommet de la paix au Proche-Orient de Charm el-Cheikh (Egypte). "C'était important que la Fifa soit là", a justifié Gianni Infantino, seul non-chef d'Etat présent sur la photo.
Il ne disait pas la même chose quelques années plus tôt. "Il se rêve en faiseur de paix au Proche-Orient, alors que je l'ai vu couper le micro du délégué palestinien lors d'un congrès de la Fifa à Bahreïn, en 2017", souligne Paul Nicholson, fin connaisseur des arcanes de l'instance qui régit le football mondial pour le média InsideWorldFootball. Ce jour-là, les caciques de la Fifa avaient dissous le groupe de travail sur le conflit israélo-palestinien, au motif que "la Fifa ne peut pas résoudre les problèmes politiques", dixit Gianni Infantino.
"Il rêve de bénéficier de la même influence que le pape, constate Paul Nicholson. Mais un pape qui aurait renoncé à toute boussole morale." Une référence aux affaires de corruption dans lesquels le patron de la Fifa a été mis en cause ces dernières années – ce qu'il qualifie de "Fifa bashing" – et qui l'ont conduit à discrètement détricoter tous les contre-pouvoirs au sein de l'instance internationale, mis en place après le "Qatargate" qui a emporté son prédécesseur, Sepp Blatter.
"La Fifa ne dispose d'aucun mécanisme efficace pour le tenir responsable devant ses membres, pointe Nick McGeehan, de l'ONG FairSquare, très critique vis-à-vis de l'instance. La grande majorité de sa base électorale dépend financièrement des fonds de développement qu'elle reçoit de la Fifa." Difficile, dans ces conditions, de mordre la main qui vous nourrit. "Gianni Infantino détient un pouvoir sans précédent pour un président de la Fifa", bien aidé par des résultats économiques XXL.
Passion bling-bling
"Clown" n'est en effet pas le premier qualificatif qui vient à l'esprit pour décrire l'homme "froid" et "ambitieux" qui gouverne d'une main de fer la planète Fifa et a découragé toute opposition, au point d'être réélu par acclamation, en visioconférence, avec le son coupé. "Lui et sa garde rapprochée font peur à tout le monde", glisse à franceinfo un familier des hautes sphères du foot mondial. Le syndicat des joueurs FIFPro critique sa propension à rajouter arbitrairement toujours plus de matchs au calendrier ? Il se passe de sa présence lors d'un symposium organisé au Maroc sur... les conditions de travail des joueurs. "Pour qu'il y ait du monde à la table des négociations, il a invité des organisations qui ne représentent qu'elles-mêmes et des personnalités exclues par les syndicats", grince un autre habitué de ces négociations.
"Son problème, c'est qu'il adore les dictateurs et les milliardaires, reconnaît sous couvert d'anonymat un haut gradé de la fédération internationale dans le livre States of Play. Quand il se retrouve face à des gens immensément riches, il perd tous ses moyens." Vous pouvez chercher longtemps les photos où Gianni Infantino prend la pose avec Joe Biden, successeur de Donald Trump entre 2020 et 2024, il n'y en a qu'une, enterrée sur le site de la Fifa.
En revanche, les moments passés avec Donald Trump dégoulinent de son compte Instagram. Au point qu'il a abandonné la réplique de la Coupe du monde dans le Bureau ovale. "Vous pouvez la toucher, vous, vous êtes un winner", a-t-il assuré au président américain, pendant que la vitrine installée dans le musée de la Fifa à Zürich demeure désespérément vide depuis des mois.
"Infantino, il est toujours pote avec les riches et les puissants", persiflait en mars dernier dans L'Equipe un certain Michel Platini, ex-patron du Suisse à l'UEFA. Déjà, en 2018, c'est Vladimir Poutine qui le décorait en personne de la médaille de l'Ordre de l'amitié, la plus haute distinction russe. Un remerciement pour services rendus après la Coupe du monde remportée par les Bleus à Moscou. Gianni Infantino a toujours refusé de la rendre après le début de la guerre en l'Ukraine. Et il a freiné des quatre fers pour empêcher l'exclusion de la Russie des compétitions, puis d'Israël face aux accusation de "génocide" à Gaza.
En 2022, ses pénates installées sur l'île artificielle de Pearl, près de Doha, il devenait le meilleur homme-sandwich de la Coupe du monde au Qatar, quitte à se comparer à un migrant dans un discours qui a choqué la planète entière. Le Qatar qui paye toujours son jet privé, révélait le magazine norvégien Josimar en 2024... Un autre point commun avec Donald Trump, qui a accepté un avion qatarien toutes options.
Rendez-vous en terre inconnue
L'ambitieux a su s'entourer des hommes qu'il faut pour avoir accès au premier cercle du président américain. Rien que le onze de départ de la task force mise en place pour l'organisation de la Coupe du monde 2026 en dit long : Carlos Cordeiro, ancien président de la Fédération américaine, Andrew Giuliani, fils de l'ancien maire de New York et conseiller de Donald Trump pour le sport, ainsi qu'une brochette de ministres et de conseillers influents de l'administration Trump. Une porosité entre les deux institutions qui laisse des traces.
A la tribune de l'America Business Forum, à Miami, "Johnny" Infantino a même estimé début novembre que le programme de Donald Trump "avait de la gueule" et que "nous devrions tous soutenir ce qu'il fait." "D'habitude, la Fifa ne s'aventure pas à ce point en terrain politique et s'en tient à un discours très policé", commente Kévin Veyssière, spécialiste de la géopolitique du football.
"Infantino est allé beaucoup trop loin" tance Miguel Maduro, éphémère patron du comité de gouvernance de la Fifa dans une interview au site The Athletic. "Il s'est mis dans la main de Donald Trump et de Benyamin Nétanyahou [le Premier ministre israélien]", gronde Nick McGeehan, de l'ONG FairSquare, particulièrement critique envers la Fifa. Un accès privilégié qui a poussé le gouvernement suisse à penser à lui comme médiateur au moment de négocier les nouveaux tarifs douaniers avec les Etats-Unis. "Tout ce qui peut permettre un rapprochement doit être tenté. Et Gianni Infantino semble avoir une relation privilégiée avec Donald Trump", estimait dans le journal Blick le député conservateur Roland Rino Büchel, passé par... la Fifa.
Tellement privilégiée qu'il a confié à la fille du président américain, Ivanka, la gestion – avec d'autres célébrités comme Shakira ou Hugh Jackman – d'un fonds de 100 millions de dollars destiné à financer un projet éducatif avec une fraction des recettes de la Coupe du monde. La même Ivanka Trump avait été conviée sur scène pour le tirage au sort de la Coupe du monde des clubs, quand l'étiquette veut qu'on appelle des vieilles gloires du ballon rond.
La relation intense entre la Fifa et les Etats-Unis ne s'arrêtera d'ailleurs pas brusquement au lendemain de la finale du Mondial 2026. La Coupe du monde féminine, programmée en 2031, et une autre édition de la Coupe du monde des clubs pourraient rappeler le soccer au bon souvenir des Américains dans les prochaines années. L'occasion, qui sait, de revoir en tribunes et à la Maison Blanche Gianni Infantino, malgré la limite de trois mandats pour le président de l'instance suprême du foot. "Il a réussi à faire avaliser que sa première élection, entre 2016 et 2019, ne comptait pas pour un mandat entier", souligne Bonita Mersiades. Libre à lui de se représenter en 2027 pour un dernier mandat de quatre ans. "Voilà qui lui fait un point commun avec Donald Trump, qui n'a pas exclu lui non plus de se représenter..."