REPORTAGE. "Cette situation m'enrage" : à Budapest, les personnes LGBT+ déterminées à défiler pour leurs droits malgré l'interdiction de la marche des fiertés

"Le but de la soirée est de divertir, mais aussi de rappeler que tout le monde a le droit d'aimer et d'être aimé." Perchée sur une petite scène, Anastasia annonce le programme. La soixantaine de personnes rassemblées dans l'arrière-salle du Turbina, un bar alternatif du 8e arrondissement de Budapest (Hongrie), vont assister à une pièce un peu spéciale. Les deux actrices s'apprêtent à jouer l'histoire d'un couple lesbien, alors que le public, lui, pourra décider de certains détails de leur relation, comme la raison d'une dispute ou le lieu de la première rencontre.

Les spectateurs, enthousiastes, fourmillent d'idées. La soirée, organisée par la branche hongroise d'Amnesty International dans le cadre du mois des fiertés, est un petit cocon, une "safe place", qui permet d'oublier pendant deux petites heures la réalité. Le gouvernement conservateur cible ouvertement ses citoyens LGBT+ depuis plusieurs années. Après l'adoption d'une loi contre "la propagande LGBT+" en 2021, le Premier ministre populiste Viktor Orban est allé encore plus loin en interdisant la tenue la marche des Fiertés, prévue samedi 28 juin, de se tenir dans la capitale hongroise, une première depuis la fin de l'ère soviétique. "C'est une perte d'argent et de temps", avait-il averti avant de faire voter des changements constitutionnels en mars visant à bannir la "Pride" au nom de "la protection des enfants".

Un sticker et un bracelet distribués par Amnesty International lors d'un évènement LGBT+ au Turbina, un bar de Budapest (Hongrie), le 23 juin 2025. (FABIEN JANNIC-CHERBONNEL / FRANCEINFO)
Un sticker et un bracelet distribués par Amnesty International lors d'un évènement LGBT+ au Turbina, un bar de Budapest (Hongrie), le 23 juin 2025. (FABIEN JANNIC-CHERBONNEL / FRANCEINFO)

Depuis, les Hongrois assistent à un jeu de ping-pong entre la police, qui a interdit formellement l'événement, et Gergely Karacsony, maire écologiste de la capitale, qui a assuré que celui-ci se tiendrait bel et bien. Les organisateurs ont donné rendez-vous aux manifestants à 14 heures dans le centre de Budapest. Les détails du parcours n'ont pour l'instant pas été révélés. La réaction de la police est incertaine, mais les autorités ont déjà prévenu que des amendes allant jusqu'à 500 euros pourraient être imposées aux participants.

Les activistes pour les droits LGBT+  Lilla Hübsch and Adam Kanicsar, dans les rues de Budapest (Hongrie), le 23 juin 2025. (FABIEN JANNIC-CHERBONNEL / FRANCEINFO)
Les activistes pour les droits LGBT+ Lilla Hübsch and Adam Kanicsar, dans les rues de Budapest (Hongrie), le 23 juin 2025. (FABIEN JANNIC-CHERBONNEL / FRANCEINFO)

Les signes pointent dans le sens d'une participation exceptionnelle. En 2024, 30 000 personnes avaient battu le pavé, selon les organisateurs. "Tout le monde se fout de savoir si la marche est légale ou non, les gens veulent juste être là", s'emporte Adam Kanicsar, à la terrasse du Madhouse, situé dans le centre de la capitale. L'activiste et journaliste pour le magazine queer Humen, s'attend à la participation de nombreuses personnes LGBT+ "pas intéressées par la Pride jusqu'alors" mais "aussi à la présence de nombreux alliés""Par le passé certains se plaignaient que la marche était trop politique, mais là, ça n'est le cas de personne. Dans un sens, c'est comme si on revenait aux racines de la première marche qui a eu lieu au Stonewall Inn, à New York en 1969, et qui était une émeute...", s'émeut-il en sirotant son café sous un soleil de plomb. 

Assise en face de lui, Lilla Hübsch, jeune activiste trans, acquiesce. "Cette situation me choque et m'enrage, encore plus que je le pensais possible", lance-t-elle, yeux perçants derrière des lunettes fines. Elle aussi s'attend à une participation massive, car la marche "est une bonne opportunité de montrer qu'il est possible de faire quelque chose", dans un pays où l'Etat de droit est de plus en plus mis à mal par le gouvernement. "La communauté LGBT+ a été passive pendant très longtemps, nous avons pris de nombreuses choses pour acquis, mais c'est terminé", veut croire Adam Kanicsar.

Une augmentation de la violence contre les personnes LGBT+

Depuis un peu plus de cinq ans, le gouvernement de Viktor Orban s'est attelé à faire reculer les droits des personnes LGBT+. Il y a d'abord eu, en 2020, l'interdiction des transitions de genre. "J'ai eu 18 ans en 2018, donc je fais vraiment partie de cette génération de personnes trans hongroise qui n'a eu accès à rien légalement, c'est extrêmement stressant", détaille Lilla Hübsch. En 2022, l'adoption d'une loi contre "la propagande LGBT+", directement inspirée par la Russie, a défrayé la chronique, causant l'indignation à l'internationale et poussant l'Union européenne (UE) à ouvrir des procédures d'infractions contre le pays.

Depuis, les hommes politiques du Fidesz, le parti au pouvoir, n'ont eu de cesse de diaboliser les personnes queer, aidés par les médias pro-gouvernementaux. En 2021, Viktor Orban avait lié homosexualité et pédophilie, ordonnant aux personnes LGBT+ de ne "pas franchir une ligne rouge : laissez nos enfants tranquilles". Résultat, et malgré l'existence de quelques lois anti-discrimination et des unions civiles, la Hongrie pointe à la 37e place du classement de l'Etat des droits LGBT+ 2025 de l'Ilga-Europe. Ces attaques du pouvoir ont des conséquences sur la vie des personnes LGBT+, explique Lilla Hübsch, qui évoque "augmentation des attaques verbales dans la rue" à son encontre. "Il y a deux jours, on m'a suivie en m'insultant", dit-elle avec froideur. 

Tamas Dombos, coordinateur de projet pour l'association Hattér, dans les locaux de l'ONG à Budapest (Hongrie), le 24 juin 2025. (FABIEN JANNIC-CHERBONNEL / FRANCEINFO)
Tamas Dombos, coordinateur de projet pour l'association Hattér, dans les locaux de l'ONG à Budapest (Hongrie), le 24 juin 2025. (FABIEN JANNIC-CHERBONNEL / FRANCEINFO)

Le constat est partagé par les associations LGBT+ hongroises. "Les personnes trans sont particulièrement vulnérables", confirme Tamas Dombos, coordinateur de projet à Hattér, organisation LGBT+ qui dispose notamment d'une ligne d'écoute. "Le gouvernement nous dit qu'ils se fichent de ce que les gens font chez eux, mais la vérité, c'est qu'il n'est pas possible de vivre librement sans pouvoir s'exprimer sur ces sujets", dénonce le militant.

Il cite l'exemple de "professeurs, de psychologues et travailleurs sociaux ciblés par des mesures disciplinaires" parce qu'"ouvertement LGBT+ sur les réseaux sociaux ou dans leur vie privée". En plus des "impacts évidents que les propos homophobes et transphobes ont sur la santé mentale des peronnes queer", Tamas Dombos observe aussi que de nombreuses personnes "ne déposent plus plainte après avoir été discrimiénes ou attaquées parce qu'elles ne font plus confiance à la police".

"Les politiques s'en fichent des conséquences"

Pourtant, la vidéaste et activiste Mária Takács, fondatrice de l'association lesbienne hongroise Labrisz, l'assure : "La société hongroise n'est pas homophobe, malgré ce qu'affirme le gouvernement." Plusieurs sondages montrent ainsi "qu'il existe une majorité en faveur du mariage pour tous", rappelle l'activiste aux cheveux colorés, qui nous a donné rendez-vous à Aurora, l'un des seuls bars LGBT+ de la capitale hongroise. Les attaques contre les droits des personnes queer "ne sont qu'un moyen politique pour conserver le pouvoir, les politiques s'en fichent de connaître les conséquences de leurs décisions", estime-t-elle. 

La vidéaste et activiste Mária Takács, fondatrice de l'association lesbienne hongroise Labrisz, à Aurora, un bar de Budapest (Hongrie), le 24 juin 2025. (FABIEN JANNIC-CHERBONNEL / FRANCEINFO)
La vidéaste et activiste Mária Takács, fondatrice de l'association lesbienne hongroise Labrisz, à Aurora, un bar de Budapest (Hongrie), le 24 juin 2025. (FABIEN JANNIC-CHERBONNEL / FRANCEINFO)

Distancé dans les sondages par l'opposition, Viktor Orban entend mobiliser son électorat, conservateur. La stratégie est bien connue des défenseurs des droits humains. "En arrivant au pouvoir en 2010, Fidesz a d'abord ciblé les SDF, puis les ONG, avant de s'attaquer aux migrants pendant la crise de 2015-2016", se remémore Tamas Dombos. "C'est leur modus operandi : ils trouvent un groupe vulnérable qu'ils désignent comme une menace pour la Hongrie et affirment qu'ils sont le seul rempart à cette menace", complète-t-il.

"Ils en viennent aux personnes LGBT+ parce qu'ils n'ont plus d'autres cibles."

Tamas Dombos, activiste à Hattér

à franceinfo

En interdisant la marche des fiertés, Viktor Orban et ses fidèles ont en tout cas provoqué une nouvelle fois l'ire d'une partie d'élus européens. Près de 70 membres du Parlement seront présents lors de la marche, tout comme plusieurs ministres d'Etats membres de l'UE, ainsi que la Commissaire en charge de l'Egalité, Hadja Lahbib. "C'est positif, car, en plus d'envoyer un message aux participants sur le fait qu'ils ne sont pas seuls, cela braque les projecteurs sur ce qu'il se passe ici", estime Aron Demeter, en charge de la communication chez Amnesty International. En réaction, le gouvernement hongrois a envoyé une lettre à plusieurs ambassadeurs européens, pour dissuader les représentants de pays étrangers de participer à la marche, a révélé Politico jeudi.

Aron Demeter anticipe un moment "historique". "C'est aussi une manière de dire : 'Stop, ça s'arrête là ! Car si Viktor Orban réussit à interdire la marche des fiertés ici, cela pourra créer un précédent pour d'autres pays aux tendances autoritaires", ajoute-t-il depuis les locaux de l'ONG, situés à quelques mètres de l'imposant bâtiment du Parlement. Un drapeau LGBT+ a été accroché sur la façade. Une manière de résister alors que ces derniers ont disparu des rues de la capitale depuis la loi de 2021.

Le drapeau LGBT+ est accroché sur la façade d'un bâtiment abritant les locaux d'Amnesty International à Budapest (Hongrie), le 23 juin 2025. (FABIEN JANNIC-CHERBONNEL / FRANCEINFO)
Le drapeau LGBT+ est accroché sur la façade d'un bâtiment abritant les locaux d'Amnesty International à Budapest (Hongrie), le 23 juin 2025. (FABIEN JANNIC-CHERBONNEL / FRANCEINFO)

La Commission n'a pour l'instant lancé aucune action contre la Hongrie, sa présidente, Ursula von der Leyen, demandant aux autorités hongroises "de laisser la marche" avoir lieu. "Je serai toujours votre alliée", a-t-elle écrit mercredi sur les réseaux sociaux. Une prise de parole dénoncée par Viktor Orban, pour qui "ce n'est pas le rôle" de Bruxelles. "Un communiqué de soutien ne suffit pas", s'agace Támas Dombos. "C'était différent en 2021 avec la loi anti propagande LGBT+, la Commission avait immédiatement ouvert une procédure d'infraction en bloquant des fonds européens", rappelle le militant. L'affaire, à laquelle se sont joints 16 pays de l'UE, est en attente de jugement par la justice européenne. 

 "Ils n'ont pas anticipé ce genre de résistance"

Les associations comptent, elles, maintenir la pression. "Ils n'ont pas anticipé ce genre de résistance de la part des organisateurs de la marche ou même des autorités locales", s'exclame Tamas Dombos. "C'était clairement une erreur de s'attaquer à nous", abonde Maria Takacs. L'interdiction de la marche agit comme un catalyseur de toutes les frustrations. "Il essaie de faire en sorte que les Hongrois haïssent certains de leurs compatriotes. Quel genre de Premier ministre fait ça ?", s'indigne Adam Kanicsar.

Aron Demeter, en charge des communications pour Amnesty International, devant les locaux de l'association à Budapest (Hongrie), le 23 juin 2025. (FABIEN JANNIC-CHERBONNEL / FRANCEINFO)
Aron Demeter, en charge des communications pour Amnesty International, devant les locaux de l'association à Budapest (Hongrie), le 23 juin 2025. (FABIEN JANNIC-CHERBONNEL / FRANCEINFO)

Et ensuite ? "L'après-29 juin m'inquiète", confie Maria Takacs. Une autre menace s'annonce : le gouvernement a présenté en mai une "loi transparence", inspirée par une mesure russe, qui obligerait les organisations recevant des financements étrangers à s'inscrire dans un registre. Face à l'indignation provoquée, la réforme a été repoussée à l'autonome. 

Pour Adam Kanicsar, "le système Orban est en train de s'écrouler". Les sondages indiquent que Peter Magyar, un ancien membre de Fidesz devenu opposant au régime, pourrait remporter les élections législatives prévues en avril 2026. Maria Takacs pense de son côté que la marche de samedi "rendra l'opposition plus forte". Mais la route est longue "et le gouvernement est prêt à tout pour rester au pouvoir", prévient Aron Demeter.

"La nature de ces régimes est qu'il n'y a pas de possibilité de retour en arrière, il faut toujours aller plus loin pour polariser encore plus la société et avoir une chance de remporter les élections."

Aron Demeter, en charge de la communication de Amnesty International en Hongrie

à franceinfo

En attendant les élections, les personnes LGBT+ hongroises iront marcher pour leurs droits, avec espoir, tout en restant prudents. "Je dis toujours que je me prépare pour le pire, pour éviter d'être surprise, et jusqu'à présent, c'est une tactique qui a fonctionné dans ma vie", explique Lilla, amère.