Quel avenir pour le Rojava ?

Cible d’une offensive militaire de la Turquie, l’avenir du projet politique inclusif kurde dépend en grande partie de l’attitude des États-Unis

Olivier Grojean

Maître de conférences en Science politique à Paris-I

Le renversement de Bachar Al Assad par le groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTC, Organisation de libération du Levant) le 8 décembre 2024 a mis fin à près de quatorze ans de guerre civile et a été célébré dans toute la Syrie. La nouvelle situation reste néanmoins pleine d’incertitude pour les Kurdes de ce pays, qui ont pourtant été le bras armé de la coalition internationale contre l’« État islamique » à partir de la bataille de Kobanê en 2014-2015. L’arrivée au pouvoir de Donald Trump pourrait amener les États-Unis à retirer leur soutien aux forces kurdes, qui seraient alors menacées à la fois par la Turquie, et ses supplétifs de l’Armée nationale syrienne (ANS), et par le nouveau pouvoir syrien.

La présence militaire kurde est ancienne en Syrie. Après le coup d’État de 1980 en Turquie, le régime de Hafez Al Assad a servi de base arrière au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) d’Abdullah Öcalan, en guerre contre l’État turc à partir de 1984. Cette alliance a duré jusqu’en 1998, quand des pressions turques ont conduit à l’expulsion du PKK de Syrie et à l’arrestation de son chef. Mais l’intervention américaine en Irak à partir de 2003 a incité le PKK à créer des organisations sœurs au Moyen-Orient, notamment le PYD (Parti de l’union démocratique) et les YPG (Unités de protection du peuple) en Syrie. 

Ce sont ces forces politiques et militaires qui ont pris le contrôle du Rojava (Kurdistan de l’Ouest) en 2014, quand le pouvoir de Bachar Al Assad s’est retiré du nord de la Syrie pour reconcentrer ses forces dans la défense de Damas. Ainsi est née l’Administration autonome du Nord-Est syrien (Aanes), qui a développé depuis un projet politique original, ethniquement et confessionnellement inclusif, féministe et écologiste : le confédéralisme démocratique.

Ce sont ses forces militaires, les FDS (Forces démocratiques syriennes, arabo-kurdes) qui ont vaincu l’« État islamique » avec l’aide de la coalition internationale en mars 2019. Le Nord-Est syrien ne s’est cependant jamais stabilisé : après une première offensive en 2016-2017, la Turquie a pris le contrôle de la région d’Afrin en 2018, puis s’est emparée de la zone entre Tall Abyad et Serêkaniyê en 2019, grignotant peu à peu le territoire de l’Administration autonome.

Début janvier 2025, l’ANS, soutenue par la Turquie, a repris deux localités à majorité arabe, Tall Rifaat et Manbij, et menace désormais Kobanê. Mais un autre danger concerne les relations avec le nouveau pouvoir syrien, qui s’est donné pour objectif de désarmer toutes les milices, de restaurer l’intégrité territoriale de l’État syrien et de recentraliser le pays.

Si des négociations entre le HTC et l’Aanes sont en cours depuis plusieurs mois, les Kurdes auront du mal à renoncer à leur autonomie, mais ils seraient prêts à renvoyer les combattants du PKK et à se retirer des régions majoritairement arabes. L’avenir de la région dépendra in fine en grande partie des choix politiques de la nouvelle administration Trump.

La révolution au Rojava et son modèle démocratique fondé sur l’égalité entre les femmes et les hommes peuvent être un modèle pour la Syrie

Fuad Omer

Représentant du Parti de l’union démocratique (PYD) en Europe

Depuis la chute de Bachar Al Assad, la Turquie cherche à reprendre le contrôle du dossier syrien. Elle a lancé ses opérations militaires contre les zones de l’Administration autonome du Rojava et les zones à majorité kurde, déplaçant plus de 100 000 Kurdes de la région de Shahba, au nord d’Alep. Les combats se poursuivent intensément dans la zone du barrage de Tishrin sur l’Euphrate. Les intérêts turcs en Syrie exigent la poursuite du conflit et des contradictions ethniques et sectaires.

La négation de l’existence du peuple kurde a été le fondement de toutes les politiques contre la démocratie, la liberté et la justice en Syrie. Elle a conduit à la négation du principe de pluralisme, qui à son tour a conduit à la marginalisation et la souffrance d’autres composantes de la population. Ainsi la question kurde, en plus d’être une question nationale, est une question de démocratie et de justice sociale. La communauté kurde est partie prenante du soulèvement contre la dictature des Al Assad depuis ses débuts.

Ce soulèvement ne peut pas atteindre ses objectifs de démocratie, de liberté et de justice, à moins que l’opposition ne s’unisse autour d’un programme politique et social commun. Dans les zones libérées du joug de l’« État islamique », les Kurdes, avec les autres communautés, ont développé un modèle démocratique basé sur des administrations civiles autonomes. Tous ont participé à la rédaction du contrat social selon les principes de la démocratie consensuelle, sans majorité ni minorité, chacun ayant les mêmes droits, sans discrimination d’appartenance, de couleur de peau, de genre ou de tenue vestimentaire. L’arabe, le kurde et le syriaque ont été adoptés comme langues officielles, un précédent inédit au Moyen-Orient. 

La Syrie est une mosaïque multiculturelle composée de nombreux peuples (Arabes, Kurdes, Assyriens, Syriaques, Chaldéens…) et d’une multitude de religions (islam, christianisme, judaïsme, yézidisme…). Instaurer une stabilité durable et parvenir à une coexistence, garantir les droits et assurer la justice, l’égalité, la liberté, tout en s’intégrant aux autres sociétés du monde implique de fonder le nouvel État syrien sur des bases démocratiques. Au Rojava, la couleur jaune de la révolution domine la scène. Le modèle de l’Administration autonome s’impose comme un exemple ayant réalisé des progrès significatifs et franchi des étapes importantes en matière de stabilité et de coexistence pacifique, mettant en avant la libération de la femme dans l’espace social et politique.

En adoptant le principe de la nation démocratique et le concept de modernité associé au système de coprésidence femme-homme, la révolution du Rojava pourrait changer la nature des systèmes politiques à venir. Les Kurdes, l’ensemble des citoyens du nord et de l’est de la Syrie et tous ceux qui croient en la démocratie et la liberté dans le monde ont la tâche de soutenir et d’appuyer la révolution de la démocratie, de la liberté et de la fraternité entre les peuples.

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