REPORTAGE. "Nous sommes instrumentalisés" : en Pologne, l'aide aux réfugiés ukrainiens au cœur des débats pour l'élection présidentielle
Les colis d'aide humanitaire s'empilent le long de l'escalier jusqu'au premier étage. C'est dans cet immeuble d'une rue commerçante de Piaseczno (Pologne), au sud de Varsovie, que l'association d'Olena Dramova a ouvert ses portes il y a cinq mois. Cette Ukrainienne distribue aux réfugiés de son pays des kits d'hygiène et offre conseils juridiques et soutien psychologique, après avoir quitté son pays, le 25 février 2022, pour fuir l'invasion russe.
"Les premiers jours de la guerre, les Polonais nous ont accueillis à bras ouverts, appuie avec énergie l'exilée de 58 ans, cheveux courts et baskets aux pieds. Les gens qui nous ont aidés sont devenus nos amis, et leur attitude n'a pas changé." Mais d'autres sont devenus plus hostiles, allant jusqu'à prononcer des paroles xénophobes, selon elle : "Des Polonais en ont visiblement assez des Ukrainiens qui cherchent du travail", raconte celle qui les aide à en trouver un.
Des politiques de plus en plus critiques
Près d'un million de personnes ont trouvé refuge en Pologne, pays frontalier de l'Ukraine, depuis le début de la guerre. Leur présence sur le territoire polonais est devenue l'un des sujets phares de la campagne pour l'élection présidentielle, dont le premier tour se tient dimanche 18 mai.
Le parti d'extrême droite Konfederacja a martelé son discours anti-immigration, ciblant les réfugiés ukrainiens. Son candidat, Slawomir Mentzen, atteint la troisième place dans les sondages avec 13% des intentions de vote, d'après Politico. Sentant une partie de l'opinion basculer, le conservateur Karol Nawrocki et son rival, le favori centriste Rafal Trzaskowski, ont aussi pris des positions plus critiques à l'égard de leurs voisins exilés.
Car désormais, seuls 50% des Polonais se prononcent en faveur de leur accueil, selon une étude du Centre de recherche sur l'opinion publique (CBOS). Un déclin net, trois ans après les débuts de la guerre et l'élan de solidarité qui a suivi. En mars 2022, 94% de la population soutenait l'arrivée des Ukrainiens, toujours d'après le CBOS.
Une opinion qui bascule depuis 2022
Dans le centre de Varsovie, l'emblématique Palais de la culture et de la science surplombe un parc où Polonais et Ukrainiens se croisent au quotidien. Ils racontent les divisions de l'opinion polonaise. De jeunes réfugiés se disent parfaitement accueillis, n'ayant jamais entendu la moindre parole xénophobe. Elle est pourtant présente à quelques mètres d'eux, un peu plus loin dans le parc. "Je les déteste", clame Alicja, une Polonaise plus âgée.
"Je suis pour l'aide, mais elle doit avoir ses limites, poursuit Robert Zroslak, entrepreneur dans le bâtiment. Nous n'avons pas nos propres besoins, peut-être, nous, les Polonais ?" A ses yeux, des réfugiés sont parfois favorisés, d'autres profiteraient du système. Des mots répétés par l'extrême droite, pour laquelle Robert Zroslak votera dimanche. Installé sur un banc du parc, Krzysztof, 54 ans, voit "l'enthousiasme" de 2022 remplacé par "les messages diffusés par les politiciens". Ce Polonais "libéral" constate une montée d'un ressentiment anti-Ukrainiens, notamment chez des jeunes. Le tout, dans un contexte de soupçons d'ingérence russe dans la campagne présidentielle.
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A la Maison ukrainienne ce soir-là, Ukrainiens et Polonais se rejoignent pour visionner un documentaire sur l'occupation russe près de Boutcha, au cours des premiers mois de la guerre. Cette fondation, lieu à la fois culturel et d'aide, fait office de repère pour la communauté ukrainienne de Varsovie. Elena, venue voir le film et son réalisateur, parle avec émotion des Polonais qui l'ont aidée quand elle se sentait "brisée", après trois jours de route et un fils laissé derrière elle. "Cela faisait beaucoup de bien de voir autant de Polonais si gentils", sourit-elle, les yeux embués.
Agressions et discours xénophobes
Devant la fondation, un graffiti "Merde à l'Ukraine" apparaît juste au-dessus d'un trottoir. "Une toute petite chose", mais encore "un exemple des discours de haine", souffle Oleksandr Pestrykov, un Ukrainien arrivé avant la guerre, présent à l'accueil du centre. Il y a des semaines au cours desquelles les politiques ne parlent pas de nous. Nous aimons beaucoup ces semaines-là", plaisante l'ancien habitant de Dnipro, derrière de fines lunettes, le débit rapide. "Et puis, il y a des semaines où c'est un sujet brûlant." L'extrême droite, en particulier, "n'oublie jamais l'Ukraine. C'est l'une des cartes les plus fortes qu'ils jouent."
Pour Slawomir Mentzen, les Ukrainiens insultent les Polonais et manquent de gratitude à leur égard. Il les accuse notamment de "tourisme médical" ou de "tourisme pour toucher les allocations".
"L'extrême droite a toujours eu ces discours anti-Ukraine. Mais peut-être que maintenant, les gens sont plus enclins à les écouter. Tout simplement, car il y a beaucoup d'Ukrainiens en Pologne."
Oleksandr Pestrykov, Ukrainien vivant en Pologneà franceinfo
L'association Nigdy Wiecej ("Plus jamais"), qui lutte depuis 30 ans contre les discriminations en Pologne, est un témoin direct des effets de ces discours. Chaque semaine, ses membres enquêtent sur les paroles et actes xénophobes envers les réfugiés. Des lettres de menaces ont été récemment envoyées à un restaurant et un magasin ukrainiens de Wroclaw. Six mois plus tôt, "un groupe d'extrême droite a décidé d'attaquer une résidence où vivaient des travailleurs étrangers, dont des Ukrainiens, précise Lukasz Jakubowski, membre de Nigdy Wiecej. En octobre, un chauffeur de taxi ukrainien a également été agressé."
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Par ailleurs, dès qu'un fait violent survient, "des gens accusent les Ukrainiens" sans fondement, observe le bénévole. Il dénonce aussi les théories du complot visant les exilés. De nombreux commentaires en ligne rappellent le massacre de Polonais par l'Armée insurrectionnelle ukrainienne dès 1942, dans la région de Volhynie (Ukraine). Une rhétorique volontiers reprise par des politiques comme Slawomir Mentzen.
Les aides financières en suspens
Pour Oleksandr Petryskov, les attaques de l'extrême droite et leurs effets ne sont pas une surprise. La pire "trahison", à ses yeux, émane plutôt de candidats dont les mouvements ont clairement soutenu l'Ukraine, il y a trois ans, comme le gouvernement nationaliste et conservateur de l'époque. Le candidat du parti Droit et justice critique aujourd'hui "l'ingratitude" de l'Ukraine et entend donner la priorité aux Polonais en cas d'attente dans les centres de soins.
Karol Nawrocki et le centriste Rafal Trzaskowski se rejoignent même sur la question des allocations familiales. Pour ce dernier, les versements de 800 zlotys (190 euros) par enfant devraient désormais être réservés aux réfugiés qui "travaillent, vivent et paient des impôts en Pologne". Une mesure soutenue par 88% des locaux. Oleksandr Petryskov, lui, y voit une manœuvre politique. "Nous réalisons qu'en politique, nous sommes instrumentalisés", lâche-t-il.
"Cela va toucher des réfugiés vulnérables, qui ne peuvent pas travailler. Des gens qui ont beaucoup d'enfants, qui doivent s'occuper de leurs parents ou d'enfants en situation de handicap."
Oleksandr Pestrykov, Ukrainien vivant en Pologneà franceinfo
Au sein de l'association d'Olena Dramova, plusieurs femmes seront touchées par cette promesse électorale. Ces allocations sont le revenu principal d'Olha Hrychun, réfugiée de l'ouest de l'Ukraine. "Une aide immense", confie la bénévole d'une voix calme. Elle raconte être à la recherche d'un emploi, après une formation rémunérée, suivie d'une promesse d'embauche non tenue. Comptable de formation, elle s'occupe seule de ses trois fils depuis la mort de son mari, atteint d'un cancer.
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En attendant, Olha Hrychun assure quelques heures de ménage et reçoit des produits de l'association, mais sa situation financière devient "critique". Elle pourrait perdre ses allocations. "C'est injuste. Comment le président [de la Pologne] pourrait-il vivre avec ce que je perçois ?" réagit l'Ukrainienne. Sans ces revenus, la réfugiée envisagera de s'installer ailleurs. "Mais je ne veux pas partir : mes enfants apprennent le polonais, ils aiment leur école. Nous nous sentons bien ici, insiste-t-elle. Il sera difficile de s'installer ailleurs, de nouveau, d'apprendre une nouvelle langue, une autre culture." Après le premier tour de dimanche, elle pourra peut-être affiner ses plans.
Ce reportage a été réalisé avec l'aide d'Agnieszka Suszko, journaliste en Pologne, pour la préparation et la traduction.