Lutte contre le narcotrafic : pourquoi le gouvernement a tout faux

En vingt ans, le narcotrafic a explosé. En France, son chiffre d’affaires est évalué à plus de 3 milliards d’euros et près de 250 000 personnes en dépendraient pour leurs revenus, selon l’Office antistupéfiants (Ofast). Longtemps resté sous les radars, le phénomène ne peut plus être ignoré à mesure que s’intensifie la violence qu’il génère.

En 2023, année record, 315 homicides ou tentatives d’homicide en lien avec des trafics de drogue ont été recensés, en hausse de 57 % par rapport à l’année précédente. Pour 2024, l’Office central de lutte contre le crime organisé en décompte 182. Désormais, les règlements de comptes spectaculaires, avec des armes de guerre et des protagonistes de plus en plus jeunes, font la une des journaux.

Longtemps cantonnés à Marseille (Bouches-du-Rhône), ces affrontements entre branches du crime organisé s’étendent désormais aux villes moyennes, comme on l’a vu récemment à Morlaix (Finistère). La publication, en mai 2024, d’un rapport d’enquête sénatorial sur le sujet, évoquant une « submersion » du pays par le trafic et une « menace existentielle pour les institutions et pour la démocratie », a fini de mettre le sujet sur le devant de la scène.

L’exploitation politique brouille le message

Premier obstacle dans la lutte contre le narcotrafic : la course à la récupération politique, sur fond d’instabilité gouvernementale. Alors que la proposition de loi (PPL) « visant à sortir la France du piège du narcotrafic », déposée en juillet 2024 par les sénateurs Étienne Blanc (LR) et Jérôme Durain (PS), doit être discutée à partir de ce mardi 28 janvier, les annonces fracassantes troublent le débat.

Le 3 janvier, à Marseille, Gérald Darmanin, désormais ministre de la Justice, présentait son plan contre le crime organisé. Une semaine après, son successeur à l’Intérieur, Bruno Retailleau, vantait le niveau des saisies de drogues devant le port du Havre.

Deux postures en ligne avec le plan pour « lutter contre la pieuvre », présenté le 8 novembre dernier par le même Retailleau et fortement inspiré de la PPL Blanc-Durain, autant que du projet de création d’un parquet national anticriminalité organisé, porté par le précédent ministre de la Justice, Éric Dupont-Moretti.

Des années d’inaction

L’exécutif a tardé à prendre au sérieux les alertes, portées depuis près de quinze ans par des élus locaux et des organismes spécialisés dans la lutte contre le trafic de drogue. « Le trafic est une entreprise (…) et la puissance publique ne s’est jamais intéressée à l’organisation de cette entreprise, en la prenant globalement », regrettait récemment le sénateur Étienne Blanc, sur France Culture.

Créé en 2009, le Service d’information, de renseignement et d’analyse stratégique sur la criminalité organisée (Sirasco), chargé d’analyser la menace que constituent les groupes criminels organisés, a longtemps prêché dans le désert. Ses alertes depuis 2011 sur le rôle du trafic maritime, principale porte d’entrée des substances illicites, sont restées lettre morte.

« Le problème restera le même, des enquêtes longues et incertaines sur le plan judiciaire, alors que nos gouvernants veulent des résultats immédiats à annoncer sur Twitter. D’un point de vue politique, le « crimorg » ne paie pas », résume un haut responsable policier, cité dans une enquête du Monde sur « quinze années d’aveuglement collectif ».

Police : communiquer plutôt qu’enquêter

Le désintérêt des dirigeants pour le long travail d’enquête nécessaire à la lutte contre le crime organisé est le plus manifeste. Dernier témoignage de cette posture : les opérations « place nette ». Leurs « résultats sont pour le moins limités », tacle le rapport sénatorial Blanc-Durain. Sur 473 opérations menées entre septembre 2023 et avril 2024, « les saisies de drogues autres que le cannabis sont très faibles, à peine quelques millions d’euros saisis, pour plus de 50 000 gendarmes et policiers mobilisés », et les résultats judiciaires sont jugés « décevants ».

Surtout, pendant que le gouvernement communiquait sur ces opérations, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Gérald Darmanin, affaiblissait la capacité d’enquête de la police, en réformant, début 2024, la police judiciaire (PJ). En plaçant les services territoriaux de la PJ sous l’autorité du directeur départemental de la police et du préfet, au lieu d’une hiérarchie centralisée, la réforme a mis les compétences des enquêteurs au service de la sécurité publique et limité l’espace de leur travail à l’échelle du département.

Résultat : « On a du mal à cibler les équipes criminelles à un niveau supradépartemental », a regretté le procureur général de Versailles (Yvelines), Marc Cimamonti, lors de son audience de rentrée. À cela s’ajoutent les difficultés de recrutement et le manque de coordination entre services parfois concurrents.

Mais la lutte contre la criminalité organisée souffre surtout d’un déficit de moyens humains et matériels, quand les réseaux savent exploiter toutes les avancées technologiques et s’adaptent en permanence. « Non seulement les matériels sophistiqués manquent, mais surtout l’informatique ne permet même pas une exploitation sereine des écoutes téléphoniques par les services d’enquête », notent les deux sénateurs dans leur rapport, en relevant « un décalage significatif et inquiétant entre le discours du ministère de l’Intérieur (…) et la réalité du terrain. »

Des moyens insuffisants pour traquer l’argent

Le nerf de la guerre est bien sûr financier. Pouvoir fermer par décision préfectorale un commerce suspecté de blanchir de l’argent de la drogue, comme le prévoit la PPL sénatoriale, ne peut pas être considéré comme une solution véritablement opérante. Il faudrait se poser la question des moyens mis à disposition des services de police et de justice chargés de la lutte contre la délinquance financière.

« Les policiers gèrent en moyenne un portefeuille de 180 affaires, indiquaient 130 magistrats financiers spécialisés, dans une tribune publiée début avril 2024. C’est bien pire dans les services économiques et financiers, où l’on compte de 500 à 800 dossiers par policier. » Selon un rapport parlementaire de 2021, la France compte moins de 1 200 officiers spécialisés sur cette question, police, douanes et justice confondues…

Mais la PPL Blanc-Durain ne prévoit pas de renforcer particulièrement ces effectifs. Ses rédacteurs n’ont sans doute pas suffisamment porté attention au rapport de la commission d’enquête sénatoriale de 2024, qui estime le chiffre d’affaires du marché des drogues « entre 3 et 6 milliards d’euros » par an, sur lesquels « seulement 100 millions d’euros sont saisis ». Des chiffres à rapporter au coût social des drogues illicites, estimé à 7,7 milliards d’euros par l’Observatoire français des drogues et tendances addictives (OFDT).

Le narcobanditisme menace les prisons

Loin d’isoler les trafiquants, les établissements pénitentiaires sont devenus des plaques tournantes du trafic de drogue. Dans son rapport, la commission sénatoriale sur le narcotrafic soulignait que « la sphère carcérale ne joue plus son rôle de mise à l’écart des trafiquants ».

Camille Hennetier, cheffe du Service national du renseignement pénitentiaire, décrit une « porosité » entre les prisons et les gangs, qui permet la reconstitution d’alliances. « La nouveauté, c’est le narcotrafic et l’importance des sommes en jeu », estime Isabelle Jégouzo, directrice de l’Agence française anticorruption, interrogée par l’AFP : « La pression augmente sur les personnels. Il y a la pression de la corruption et les menaces physiques, les deux vont parfois ensemble. »

Entre 2018 et 2024, 25 sanctions dont 22 révocations ont été prononcées par les autorités pénitentiaires à l’encontre d’agents, pour des faits de trafic ou de corruption. Mais « le nombre de faits répertoriés est certainement assez inférieur à la réalité », précise Isabelle Jégouzo. Devenu ministre de la Justice, Gérald Darmanin veut mettre à l’isolement les 100 plus gros narcotrafiquants. Il a annoncé la semaine dernière qu’à cette fin, une prison de haute sécurité deviendrait réalité fin juillet.

Deux autres verraient le jour d’ici deux ans, pour détenir « plus de 600 » narcotrafiquants « particulièrement dangereux ». Quatre millions d’euros ont déjà été débloqués pour ériger ce lieu « inviolable », où il sera « absolument impossible de se faire livrer téléphone ou drogue », promet le garde des Sceaux. Actuellement, 17 000 personnes sont en prison pour des faits liés au trafic de stupéfiants et à la criminalité organisée, dont, selon lui, « au moins un millier » de détenus considérés comme « particulièrement dangereux ».

Santé publique et prévention, les oubliées

« Pour moi, le joint a surtout le goût de l’hypocrisie », confie le député Antoine Léaument (NFP-FI), en réponse aux propos de Bruno Retailleau déclarant cet automne que « le joint, le rail de coke, il a le goût des larmes, il a le goût du sang ». Le député insoumis s’appuie sur le fait que 47,3 % des Français déclarent avoir déjà consommé du cannabis. L’OFDT indique qu’en 2023, un million de personnes ont pris de la cocaïne au moins une fois dans l’année, contre 600 000 en 2022. Pour lui, la réponse publique doit passer par des politiques de prévention.

« Sur ce sujet, dans le projet de loi sénatorial, il n’y a rien du tout, déplore-t-il. Il y a une tendance à criminaliser les consommateurs plutôt qu’à essayer d’agir autrement et, au contraire, faire des politiques qui informent les consommateurs sur les dangers, les risques, les effets de tel ou tel stupéfiant. (…) Cette question de la prévention et de l’information est sous-traitée ou pas traitée. » Ces dernières années, plusieurs textes ont été déposés au Parlement, envisageant la dépénalisation des stupéfiants au profit d’une véritable politique de santé publique.

Dans d’autres pays européens, cette logique a déjà fait ses preuves. Au Portugal, par exemple, jusqu’à une certaine quantité fixée par la loi, un consommateur ne risque pas l’amende forfaitaire à laquelle il serait soumis en France s’il est contrôlé en possession de stupéfiant. Et il est orienté vers des structures de soins. La dépénalisation du cannabis pourrait s’accompagner d’autres outils de lutte contre le narcotrafic. Elle « permettrait d’affaiblir le marché illégal et, par conséquent, de faire perdre des financements aux criminels », veut croire Antoine Léaument.

Une justice inadaptée et manquant de moyens

Face à des organisations criminelles de plus en plus riches et organisées, la justice aussi est à la peine, malgré des outils comme les juridictions interrégionales spécialisées (Jirs), créées en 2004. Premier obstacle : il manque une infraction pénale appropriée pour les chefs de réseau. Pour le moment, au même titre que les petites mains, ils relèvent de l’association de malfaiteurs, avec des peines inadaptées.

Contrairement à la législation antimafia mise en place en Italie, cette qualification ne permet pas non plus d’appréhender les acteurs liés aux réseaux criminels sans être impliqués dans les violences, comme dans le cas du blanchiment. Le statut de repenti, qui permettrait une vraie protection des informateurs, figure en revanche dans la proposition de loi étudiée par le Sénat.

Pour traiter le « haut du spectre » et améliorer la coordination entre instances judiciaires, un Parquet national anticriminalité organisée (Pnaco), sur le modèle de la justice antiterroriste ou du Parquet national financier, est également annoncé depuis début 2024 par tous les ministres de la Justice successifs.

Mais sans moyens adéquats, fera-t-il mieux que la Juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (Junalco), créée en 2020 ? Dans son rapport, la commission d’enquête sénatoriale sur le narcotrafic souligne toujours la « faiblesse des moyens matériels et humains (…) y compris dans les juridictions spécialisées dans la lutte contre la criminalité organisée ».

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