Plan de Donald Trump : quand la bande de Gaza était promise au même destin que "Dubaï", "Singapour" ou "Hong Kong"
"C'est quelque chose qui pourrait être tellement magnifique !" Ainsi, Donald Trump s'est vanté, mardi 4 février, de son dernier plan pour la bande de Gaza : le président des Etats-Unis entend ainsi prendre le contrôle de l'enclave palestinienne pour "aplanir la zone et se débarrasser des bâtiments détruits", avant de la transformer en "Côte d'Azur du Moyen-Orient".
Jordanie, Egypte, France, Allemagne, Nations unies... Ce projet n'en finit pas de susciter condamnation, sidération et indignation dans le monde. Le ministère des Affaires étrangères français a répété "son opposition à tout déplacement forcé de la population palestinienne de Gaza, qui constituerait une violation grave du droit international". Le chef de l'ONU, lui, a mis en garde contre un "nettoyage ethnique" dans ce territoire palestinien, où les bombardements israéliens ont fait plus de 47 000 morts, selon le ministère de la Santé gazaoui, administré par le Hamas.
Entre-temps, l'administration de Donald Trump a tenté de nuancer la proposition du magnat de l'immobilier. Tout transfert des Gazaouis serait temporaire, a prévenu Marco Rubio, le chef de la diplomatie américaine. Selon lui, le milliardaire entend au contraire de "reconstruire les bâtiments" afin que "les gens puissent y retourner". Quant à la Maison Blanche, elle a rappelé que Donald Trump ne s'était pas engagé "pour l'instant" à envoyer des troupes dans la bande de Gaza.
Un Gaza futuriste fantasmé
Faire de Gaza une "Côte d'Azur du Moyen-Orient" ? Un certain Jared Kushner, gendre de Donald Trump, en avait déjà parlé il y a un tout juste un an. Invité par l'université de Harvard, le 15 février 2024, celui qui occupait le poste de haut conseiller pour la politique extérieure lors du premier mandat de son beau-père, évoque sans la moindre gêne le potentiel immobilier de la bande côtière de Gaza. "Je suis assis à Miami Beach en ce moment. Et quand je vois la situation là-bas, je m'interroge", lance l'homme d'affaires de 43 ans, connu pour être un très gros investisseur immobilier dans les pays arabes, notamment en Israël, à son auditoire.
Et le gendre de Donald Trump de poursuivre : "Le front de mer de Gaza pourrait avoir une grande valeur. Si seulement les gens se concentraient sur leur développement économique. Vous imaginez, les sommes dépensées dans les tunnels, les munitions... si cet argent avait été investi dans l'éducation ou la rénovation, tout ce qui aurait pu être fait ?" A l'époque, ces propos avaient déjà provoqué un tollé. L'époux d'Ivanka Trump avait été critiqué pour son manque total d'empathie alors que l'offensive israélienne contre le Hamas, lancée cinq mois plus tôt, avait déjà fait plusieurs milliers de morts.
A moins que Donald Trump ait été inspiré par le plan "Gaza 2035" présenté il y a quelques mois par le gouvernement israélien ? Dans ce document de neuf pages (PDF, en hébreu), des cartes, des plans et des photos générées par intelligence artificielle laissent le public imaginer le Gaza de demain. On y distingue des gratte-ciel plus hauts les uns que les autres, des champs de panneaux solaires, des usines... "Ce plan était juste une lubie de la droite israélienne, ça n'a pas marqué l'opinion", rappelle l'historienne Frédérique Schillo, spécialiste d'Israël et des relations internationales. "Ce n'était rien de plus qu'un PowerPoint avec des images pas du tout réalistes."
La paix pour nourrir la prospérité
En réalité, le tout premier à avoir soumis un tel projet s'appelle... Shimon Pérès. Au milieu des années 1990, celui qui est alors Premier ministre d'Israël est convaincu que l'enclave palestinienne, d'une superficie de 360 km2, dispose de toutes les qualités pour devenir "le Singapour du Moyen-Orient". La référence à cette cité-Etat située au large de la Malaisie frappe les esprits : elle est passée en quelques années de la pauvreté à la prospérité économique.
Sauf que le projet de Shimon Pérès n'a pas grand-chose à voir avec le plan de Donald Trump. Le sien incluait les Gazaouis. "Son idée était d'abord basée sur la paix. Il souhaitait donner aux habitants de Gaza un lieu digne pour vivre. Il souhaitait qu'ils puissent profiter de cette prospérité. Trump, lui, ne mentionne pas la population palestinienne, il ne pense que business", recadre Frédérique Schillo. Décédé en 1996 à l'âge de 93 ans, Shimon Peres a en effet été le grand artisan, avec Yitzhak Rabin et Yasser Arafat, des accords d'Oslo signés en 1993.
Fin janvier, dans les colonnes du Jerusalem Post, Yoram Dori, ancien conseiller de Shimon Pérès, confirmait les ambitions de l'ancien dirigeant : "Sa vision reposait sur l'idée que Gaza, avec les investissements appropriés et l'aide internationale, pourrait prospérer grâce au commerce, au tourisme et à la technologie, à l'instar de Singapour, ce qui permettrait d'améliorer la vie de ses habitants et de réduire les tensions entre Israéliens et Palestiniens."
"Cette idée s'inscrivait dans le cadre d'une approche plus large de Pérès visant à instaurer la paix et le développement économique dans la région."
Yoram Dori, ancien conseiller de Shimon Pérèsau "Jérusalem Post"
En 2005, au sortir de la seconde Intifada, nouvelle tentative. L'Américain James Wolfensohn, qui vient de quitter la tête de la Banque mondiale, est nommé envoyé spécial pour le désengagement de Gaza par les Etats-Unis, l'Union européenne, la Russie et les Nations unies. "Sa mission consiste à redresser l'économie de la langue de sable, écrit Le Monde. En usant de son carnet d'adresses, le philanthrope new-yorkais a déjà récolté 9 milliards de dollars de promesses de dons. Vu de l'étranger, l'espoir ne semble pas interdit." A l'époque, en novembre 2005, le New York Times va jusqu'à imaginer un nouveau "Dubaï". Finalement, après onze mois de mission, James Wolfensohn démissionne.
Des projets qui paraissent lointains
Nael, un Gazaoui qui a fui en Suède, a manqué de s'étouffer en entendant les propos de Donald Trump. "Il essaie de flatter son ami Nétanyahou avec des choses irréalistes et il n'a pas le droit de le faire. Un transfert est pour nous un enfer auquel il est inacceptable de penser ou de discuter" , témoigne-t-il, alors que sa famille entière se trouve encore dans l'enclave gazaouie. "De nombreux dirigeants ont déclaré dans le passé" vouloir changer Gaza, souligne-t-il.
"Pour nous, ce sont des paroles sans valeur, car les seuls qui peuvent transformer Gaza en Dubaï ou en Singapour, c'est le peuple palestinien."
Nael, Gazaoui exilé en Suèdeà franceinfo
En introduction de son Histoire de Gaza, l'universitaire Jean-Pierre Filiu se rappelle, lui aussi, de l'époque (en 2012) où l'Autorité palestinienne et les travaillistes israéliens avaient projeté de "transformer Gaza en Hong-Kong du Moyen-Orient". "Tout cela paraît si lointain, tellement inaccessible, alors que ce fut si proche, semblant si réaliste et bien chiffré", écrit le chercheur dans la foulée.