"Mon ami Kim Jong-un" et "Madame Choi et les monstres" : deux BD se penchent sur la Corée du Nord d'hier et d'aujourd'hui
Alors que les yeux sont actuellement braqués sur les États-Unis, la Russie et la Chine, la bande dessinée nous rappelle au bon souvenir d'un autre pays limitrophe de la Chine et de la Russie qui dispose désormais de l'arme nucléaire : la Corée du Nord. Un État autoritaire au régime autocratique fondé en 1948 par Kim Il-sung (1912-1994), dirigeant suprême auquel a succédé son fils Kim Jong-il de 1994 à 2011, puis son petit-fils Kim Jong-un, qui règne depuis sans partage.
Deux romans graphiques sortis coup sur coup s'intéressent aux deux derniers rejetons de cette dynastie de despotes. L'un revient sur un épisode méconnu du passé des deux Corées, l'autre sonde avec subtilité le passé, le présent et les (maigres) chances de réunification de la Corée.
"Madame Choi et les monstres"
Dans Madame Choi et les monstres (Seuil), Patrick Spat (textes) et Sheree Domingo (illustrations) racontent l'histoire authentique, mais à peine croyable de l'enlèvement d'une superstar du cinéma coréen, Choi Eun-hee, en 1978, par des agents nord-coréens, sur ordre de Kim Jong-il. Ce dernier, connu pour sa cinéphilie – il possédait 15 000 films sur pellicule et n'hésitait pas à missionner des hommes pour aller en voler en Corée du Sud – n'était encore que le fils de l'homme fort du pays.
L'actrice est accueillie par le futur dictateur en personne qui lui souffle qu'il est "son plus grand admirateur". Bien que logée dans une prison dorée, Choi Eun-hee est captive et obligée de se plier aux règles : tout apprendre sur la révolution et donner du "cher dirigeant camarade" et du "sauveur de l'humanité" au grand leader, tout en ignorant pendant des années ce que l'on attend d'elle. Six mois après son enlèvement, c'est son ex-mari, le réalisateur Shin Sang-ok, parti à sa recherche, qui est enlevé à son tour. Son sort sera moins enviable puisqu'il sera torturé pendant des années dans les geôles nord-coréennes.
Les auteurs n'oublient pas de rappeler la censure qui régnait également en Corée du Sud sous la dictature de Park Chung-hee dans les années 1970 : Shin Sang-ok s'était vu retirer sa licence de réalisateur pour obscénité, ce qui contribua longtemps à laisser penser qu'il s'était rendu de son plein gré en Corée du Nord.
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Lors d'un dîner à Pyongyang en 1983, Kim Jong-il réunit enfin l'actrice et le réalisateur cinq ans après leurs rapts et leur apprend ce qu'il attend d'eux : tourner pour la Corée du Nord des "chefs-d'œuvre d'envergure internationale". À cet effet, il est prêt à leur laisser toute latitude artistique et à leur offrir des budgets conséquents. Ils tourneront sept long-métrages en tout en Corée du Nord, parmi lesquels Pulgasari (1985), basé sur le mythe coréen du monstre mangeur de fer Bulgasari. Culte aux États-Unis au même titre que Godzilla, Pulgasari reste le film le plus connu à ce jour de Shin Sang-ok.
Envoyé à Vienne sur ordre de Kim Jong-il à un festival de cinéma en 1986, le couple (remarié en Corée du Nord) parviendra à faire défection, trouvant asile à l'ambassade des États-Unis.
Le récit, qui entremêle l'histoire vraie des deux artistes et l'histoire du monstre Bulgasari, peut s'avérer un peu difficile à suivre. Mais il a le mérite de mettre en lumière un épisode glaçant digne d'un blockbuster. Quant aux illustrations de Sheree Domingo, elles usent d'un trait noir épais et primitif, et limitent leur palette de couleurs : à dominante bleue pour la réalité, rouge pour la légende du monstre Bulgasari et jaune pour faire le lien entre les deux.
"Mon ami Kim Jong-un"
Le lien que pourraient renouer les deux Corées, officiellement toujours en guerre, c'est le rêve de Keum Suk Gendry-Kim, qui signe avec Mon ami Kim Jong-un (Futuropolis) un véritable documentaire en BD sur la péninsule coréenne et sur celui qui dirige actuellement la Corée du Nord d'une main de fer. Après les remarqués Mauvaises Herbes (2017) et L'Attente (2020), cet ouvrage est le troisième de sa trilogie consacrée à la Corée.
L'autrice, née en 1971, a grandi sous dictature sud-coréenne, "dans la haine du communiste et dans le culte nationaliste". Elle vit aujourd'hui avec son mari français et ses deux chiens sur l'île de Ganghwa, juste en face de la Corée du Nord, dont elle entend quotidiennement les tirs d'entraînement, les "boums !" des canons et les hélicoptères. Une atmosphère de guerre, possiblement nucléaire, qui l'inquiète au point d'envisager de partir ou de stocker des vivres. Pour conjurer ses craintes, elle se met à enquêter sur la personnalité très secrète du despote Kim Jong-un, au pouvoir en Corée du Nord depuis la mort de son père en 2011.
Parce qu'il a étudié (sous une fausse identité) à l'étranger, en Suisse, où il s'était fait quelques amis et qu'il est féru de basket, de cinéma et d'informatique, certains en Occident espéraient qu'il serait plus moderne et ouvert que ses prédécesseurs. Pour tenter de cerner le personnage, l'autrice contacte différents interlocuteurs pour leur parler.
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Elle rencontre un homme d'affaires français qui connaît bien la Corée du Nord et n'est guère optimiste, ainsi qu'un chercheur très au fait de l'histoire de la péninsule divisée, qui l'éclaire sur la mort par empoisonnement en 2017 de Kim Jong-nam, demi-frère de Kim Jong-un (sans doute sur ordre de ce dernier). Elle s'entretient aussi avec un ami du défunt puis avec une transfuge nord-coréenne, qui la renseignent sur le quotidien des Coréens du Nord et sur leur perception du pouvoir en place.
De tous les avis qu'elle a recueillis, il en est un plus important et rare que les autres : celui de l'ancien président sud-coréen Moon Jae-in, en fonction de mai 2017 à mai 2022. Lui qui refuse toutes les interviews depuis qu'il a quitté la présidence, accepte de la recevoir et lui accorde un long entretien.
Selon cet artisan du rapprochement entre Séoul et Pyongyang, qui a rencontré Kim Jong-un en 2018, ce dernier était sincère au sommet de 2019 avec les États-Unis dans sa volonté de dénucléariser son pays. Il se demande d'ailleurs si l'administration Trump, qu'il loue par ailleurs pour son pragmatisme, n'a pas commis alors "une erreur de jugement" en exigeant un démantèlement nucléaire complet de la Corée du Nord au lieu du démantèlement qu'elle proposait du site de Yongbyon "qui représente 60 à 80% de l'ensemble du nucléaire nord-coréen". Concernant l'avenir, d'année en année plus tendu, il se montre plutôt pessimiste.
Dans cet ouvrage épais, Keum Suk Gendry-Kim, 54 ans, mêle sa vie et ses réflexions intimes à l'histoire de la péninsule coréenne dans un récit sensible au trait limpide et délicat. Au-delà du portrait de l'actuel dirigeant nord-coréen, elle sensibilise le lecteur aux enjeux du présent et sonde les chances de reprise du dialogue entre les deux Corées. Autant le dire, ce n'est pas très rassurant.
"Madame Choi et les monstres" de Sheree Domingo (illustration) et Patrick Spat (texte), 176 pages, Seuil, 23 euros
"Mon ami Kim Jong-un" de Keum Suk Gendry Kim (textes et dessins), 288 pages, Futuropolis, 30 euros