"Nous avons choisi l'Europe, pas l'autocratie" : pourquoi la réforme de la lutte anticorruption par Volodymyr Zelensky déclenche des manifestations en Ukraine
Un tournant délicat pour la démocratie ukrainienne. Alors que les frappes russes se poursuivent sur le front, Volodymyr Zelensky a promulgué, mardi 22 juillet, une loi controversée qui place les deux principales agences anticorruption du pays sous l'autorité du procureur général, lui-même nommé par le président de l'Ukraine. Justifiée par un souci d'efficacité et de lutte contre "l'influence russe", cette réforme inquiète certains opposants, pour qui elle renforce la mainmise de l'exécutif. L'Union européenne a demandé des explications à Kiev, tout comme des milliers d'Ukrainiens qui ont manifesté à Kiev et ailleurs dans le pays, mardi puis mercredi, de façon inédite depuis le début de l'invasion russe en 2022.
La loi signée par Volodymyr Zelensky représente "un retour en arrière très grave" qui "contredit la promesse du président Zelensky de mettre fin à la corruption lorsqu'il avait été élu en 2019", alerte Oksana Mitrofanova, politiste ukrainienne et enseignante-chercheuse à l'université Jean-Moulin-Lyon 3. Créés après la révolution de 2014 et chargés de traquer les cas de corruption parmi les responsables publics, le Bureau national anticorruption (Nabu) et le Bureau du procureur spécialisé anticorruption (SAPO) sont placés par cette réforme sous l'autorité directe du procureur général. Un poste actuellement occupé par Ruslan Kravchenko, fidèle de Volodymyr Zelensky.
Si "avant, c'était le chef du SAPO qui dirigeait ces enquêtes contre la corruption", désormais, le procureur général pourra superviser ses activités et "les confier à d'autres procureurs", explique Oksana Mitrofanova. Le procureur général pourra aussi donner des "instructions écrites obligatoires" au Nabu, et s'ingérer dans toute affaire en cours, explique le député d'opposition Roman Lozynskyi à l'AFP.
Officiellement, la réforme vise à "débarrasser" les deux institutions de l'"influence russe", a justifié de son côté Volodymyr Zelensky sur son canal Telegram, dans la nuit de mardi à mercredi. Il s'en est aussi pris au bilan des deux institutions : "Il n'existe aucune explication rationnelle au fait que des procédures pénales valant des milliards restent 'en suspens' depuis des années."
Mais cette évolution de la loi inquiète les professionnels du secteur. "Le chef du SAPO deviendra une figure symbolique, et le Nabu perdra son indépendance et deviendra une subdivision du bureau du procureur général", ont averti les deux agences dans un communiqué commun publié mardi sur Telegram.
Un texte examiné dans l'urgence
Malgré ces avertissements, la loi a bien été votée et promulguée, dans une précipitation soulignée par The Economist. L'amendement qui place le SAPO et le Nabu sous l'autorité du procureur général a été introduit mardi au Parlement, à huit heures du matin, lors d'une commission convoquée en urgence, en l'absence du président de séance et de la majorité des membres, rapporte l'hebdomadaire britannique. Puis intégré dans une loi débattue dans la foulée, et adoptée avec 263 voix pour, 13 contre et 13 abstentions, avant d'être promulguée le soir même par le président ukrainien.
Cette rapidité d'exécution interpelle d'autant plus que le Bureau national anticorruption et le procureur spécialisé enquêtaient sur des figures politiques de haut rang, note le site ukrainien The Kyiv Independent, notamment l'ancien vice-Premier ministre Oleksiy Chernyshov, un proche de Volodymyr Zelensky. "Cette loi peut être vue comme le moyen de protéger les intérêts de proches et de représentants du pouvoir actuel, possiblement incriminés dans des affaires de détournement d'argent", analyse de son côté Oksana Mitrofanova.
Lundi, les services de sécurité ukrainiens (SBU) avaient annoncé l'arrestation d'un responsable du Nabu soupçonné d'espionnage au profit de Moscou et perquisitionné dans les locaux de cette organisation, qui rejette ces accusations. La branche ukrainienne de l'ONG Transparency International avait alors dénoncé une opération visant à "discréditer le travail des institutions anticorruption" et alerté sur une "pression systématique" exercée à leur encontre par les autorités, dans un communiqué.
Les premières manifestations depuis le début de l'invasion russe
Mardi, quelques heures après la signature de la loi, plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées devant le bureau du président ukrainien à Kiev, et dans d'autres villes telles que Lviv et Odessa. Les rassemblements étant interdits pour des raisons de sécurité dans le cadre de la loi martiale, ces manifestations représentent la première vague de protestation de cette ampleur contre le pouvoir depuis le début de l'invasion russe en février 2022.
Pour les critiques, cette réforme entre en contradiction avec l'héritage même de précédentes manifestations historiques, le mouvement pro-européen de Maïdan en 2014, qui avait conduit à la chute du président pro-russe. "La loi anéantit les avancées, limitées, mais réelles, dans la lutte contre la corruption mise en œuvre" après ce tournant, commente Oksana Mitrofanova, ajoutant que le texte est perçu par les manifestants "comme un danger pour la jeune démocratie ukrainienne".
"Les manifestants prodémocratie craignent que, si la loi est maintenue, elle ne détruise, de l'intérieur, l'essentiel de ce qu'ils ont défendu lors de la révolution de 2014."
Oksana Mitrofanova, enseignante-chercheuse à l'université Jean-Moulin-Lyon 3à franceinfo
"Nous voulons vivre dans un pays normal, avec des lois. Personne ne veut vivre dans le pays le plus corrompu d’Europe", a dénoncé mardi un des manifestants rencontrés par franceinfo à Kiev. "Nous avons choisi l'Europe, pas l'autocratie", affirmait la pancarte d'un manifestant repérée par la BBC. "Si cette loi passe, il sera plus difficile pour l'Ukraine de rejoindre l'Union européenne. Nous allons revenir à la dictature", s'inquiétait une manifestante interrogée par le Guardian.
Un "recul" pour le projet d'adhésion à l'Union européenne
La réforme a en effet jeté un froid entre Kiev et Bruxelles. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a "fait part de ses vives inquiétudes" et "a demandé des explications au gouvernement ukrainien", a fait savoir un de ses porte-paroles mercredi. La veille, la commissaire européenne à l'Elargissement, Marta Kos, avait dénoncé sur X le "sérieux recul" représenté par "le démantèlement des garanties essentielles protégeant l'indépendance" de deux instances "essentielles" dans la candidature de l'Ukraine pour intégrer l'UE. Un porte-parole de la Commission a rappelé, le même jour, que "l'UE fournit une aide financière importante à l'Ukraine, sous réserve de progrès en matière de transparence, de réforme judiciaire et de gouvernance démocratique", rapporte Politico.
La France aussi a exprimé sa désapprobation. "Il n'est pas trop tard pour les Ukrainiens pour revenir en arrière", a déclaré mercredi sur France Inter le ministre délégué chargé de l'Europe, Benjamin Haddad. "Quand on est candidat à l'Union européenne, cela entraîne des exigences en termes de lutte contre la corruption, de préservation de l'État de droit, de respect des minorités, des oppositions politiques ou de l'indépendance de la justice", a-t-il rappelé. Quant au G7, ses ambassadeurs ont demandé à rencontrer les autorités ukrainiennes pour évoquer la pression croissante exercée sur les agences anticorruption.