« Cette liste de personnes à tuer a quasiment été fournie par le gouvernement britannique » : comment des milliers d’Afghans ont été mis en danger par une fuite de données
Pendant près de deux ans, le pouvoir et la justice britannique ont maintenu l’omerta sur un scandale d’État. « À tous ceux dont les informations ont été compromises, je présente aujourd’hui des excuses sincères au nom du gouvernement britannique, a finalement déclaré, mardi 15 juillet, le ministre de la Défense britannique, John Healey, devant le Parlement à Westminster. Cet incident grave n’aurait jamais dû se produire. » L’erreur en question, une fuite de données du ministère de la Défense, a mis des milliers d’Afghans en danger de mort.
Retour en février 2022, lorsque les coordonnées de près de 19 000 personnes ayant demandé à s’installer au Royaume-Uni ont été publiées par erreur par un responsable de la Défense britannique. Si le gouvernement taliban a affirmé, jeudi 17 juillet, ne pas avoir « arrêté », « tué » ou « surveillé » des civils afghans impliqués, la situation reste incertaine. Les Nations unies ont déjà fait état de cas d’exécutions et de disparitions.
18 714 Afghans concernés
De fait, avec sa divulgation moins d’un an après la prise de pouvoir des talibans dans le pays, cette manne d’informations s’avérait radioactive. Ce sont près de 33 000 lignes de noms, d’adresses, de dates de naissance et de numéros de téléphone qui ont été lâchées dans la nature. Au total, 18 714 Afghans sont concernés. Pire, il aura fallu seize mois pour que la fuite soit détectée.
Les ministres du gouvernement dirigé par le conservateur Rishi Sunak sont finalement prévenus en août 2023, après qu’une lanceuse d’alerte a été informée du scandale par des proches ayant remarqué l’apparition de plusieurs noms sur Facebook. « Cette liste de personnes à tuer a quasiment été fournie par le gouvernement britannique, a fustigé cette dernière. Il (l’ancien ministre de la Défense, NDLR) sera responsable, si l’une de ces familles est assassinée. »
Il faut encore attendre avril 2024 pour que soit mis en place un programme d’accueil tenu secret : l’Afghan Relocation Route. « À ce jour, 900 bénéficiaires principaux sont au Royaume-Uni ou en transit, accompagnés de 3 600 membres de leur famille pour un coût d’environ 400 millions de livres sterling (460,7 millions d’euros, NDLR) », a révélé John Healey, dans son message du 15 juillet.
Près de 600 autres civils afghans, ainsi que leurs proches, devraient être prochainement accueillis. Au total, 6 900 personnes devraient donc s’installer au Royaume-Uni. Une fois ce programme d’urgence achevé, son coût devrait s’élever à environ 850 millions de livres (979 millions d’euros).
Le scandale prend une nouvelle ampleur avec la révélation de la mise en place d’une superinjonction par la justice britannique. « Après qu’un certain nombre de journalistes ont eu connaissance de la fuite quelques jours après sa divulgation au ministère de la Défense, Ben Wallace, alors secrétaire à la Défense, a demandé à la Haute Cour de justice une ordonnance interdisant toute mention de la violation », explique ainsi le journal britannique The Guardian.
Une « dissimulation » sans précédent
Le gouvernement conservateur a ainsi obtenu le soutien de la justice en septembre 2023, lorsqu’une juge a accordé une injonction unique en son genre : l’interdiction pour « le monde entier » de dévoiler les contours de l’affaire pendant trois mois. Cette injonction a été prolongée en février par un second juge, qui estimait que ce procédé avait une « réelle possibilité qu’elle serve à protéger » les civils nommés. Elle n’a finalement été levée qu’en juillet 2025.
Selon des médias britanniques, cette mesure est la plus longue ordonnance de ce type et c’est la première fois que le gouvernement en demandait une si restrictive à l’encontre des médias. La plupart des journaux britanniques ont réagi en propulsant le sujet en une. The Times et The Telegraph ont par exemple fustigé une « dissimulation » sans précédent.
« Les ministres qui ont servi sous le Parti conservateur auront à répondre à de sérieuses questions et devront expliquer comment cela a pu être possible, a quant à lui affirmé le Premier ministre actuel, Keir Starmer, mercredi 16 juillet, devant le Parlement. Hier, le ministre de la Défense a exposé l’étendue des défaillances dont nous avons hérité. »
Hamdullah Fitrat, porte-parole adjoint du gouvernement taliban, a dénoncé, dans un message envoyé à la presse un jour plus tard, des « rumeurs » visant à « créer de la peur ». Ce dernier a rappelé que les autorités talibanes ont annoncé avoir amnistié les Afghans ayant collaboré avec les forces occidentales pendant la guerre (2001-2021).
« Les services de renseignement n’ont pas besoin d’enquêter sur ces personnes qui ont bénéficié de l’amnistie, a-t-il lancé. Ni d’utiliser les documents divulgués par le Royaume-Uni, puisqu’ils disposent déjà de toutes les informations et documents. »
Interrogé sur la BBC, Ben Wallace, qui était donc ministre de la Défense entre 2019 et août 2023, a expliqué n’avoir « aucun regret » sur la façon dont il a agi : « Ce n’était pas, comme certains essaient puérilement de prétendre, une dissimulation. » La publication des détails autour de cette fuite de données aurait « mis en danger ceux que nous devions aider », a-t-il plaidé.
Son successeur travailliste, John Healey, a précisé que les milliers d’Afghans accueillis au Royaume-Uni dans le cadre du programme secret étaient déjà comptés dans les chiffres de l’immigration. Au total, 36 000 Afghans ont été accueillis au Royaume-Uni dans le cadre de divers programmes après le retour des talibans au pouvoir. Ces dispositifs sont désormais fermés.
Oui, on s’en doute : vous en avez assez
Voir ces messages d’appel au don, ça peut être pénible. Nous le savons. Et on doit bien vous avouer que nous préfèrerions ne pas avoir à les écrire…
Mais voilà : c’est crucial pour l’Humanité. Si ce titre existe toujours aujourd’hui, c’est grâce au financement régulier de nos lectrices et lecteurs.
- C’est grâce à votre soutien que nous pouvons exercer notre métier avec passion. Nous ne dépendons ni des intérêts d’un propriétaire milliardaire, ni de pressions politiques : personne ne nous dicte ce que nous pouvons dire ou taire.
- Votre engagement nous libère aussi de la course aux clics et à l’audience. Plutôt que de chercher à capter l’attention à tout prix, nous choisissons de traiter les sujets que notre rédaction juge essentiels : parce qu’ils méritent d’être lus, compris, partagés. Parce que nous estimons qu’ils vous seront utiles
À l’heure actuelle, moins d’un quart des lectrices et lecteurs qui viennent plus de 3 fois sur le site par semaine nous aident à financer notre travail, par leur abonnement ou par leurs dons. Si vous voulez protéger le journalisme indépendant, s’il vous plaît, rejoignez-les.