« Voici les plans d’une maison. N’y voyez-vous rien d’étrange ? » L’interpellation qui ouvre le manga The Strange House, accompagnée d’un schéma, intrigue d’emblée. À première vue, rien ne semble bizarre. Et pourtant, « il y a un étrange espace » qui marque le début d’une enquête fascinante qui va plonger le lecteur dans les tréfonds de l’âme humaine. L’ouvrage met en scène un couple désireux d’acheter une maison. Intrigué par les plans affichant une pièce aveugle, le mari consulte un ami journaliste spécialisé dans les affaires occultes et l’un de ses amis architecte lui aussi féru d’occultisme. Ils en sont vite persuadés : la maison cache de sombres secrets.
Empreint de mystère et de violence psychologique, The Strange House fait office d’ovni dans la sphère manga. À l’instar de l’ouvrage dont il est tiré Strange Houses, signé Uketsu, écrivain devenu un véritable phénomène littéraire au Japon, ayant conquis des millions de lecteurs avec trois romans sortis en l’espace de trois années figurant dans le classement des 10 meilleures ventes. Il est l’auteur le plus lu au pays du Soleil levant en 2024. « Un phénomène inédit », selon Amana Renhall, le traducteur du roman paru en France le 12 septembre.
Passer la publicitéUkestu cultive le mystère avec maestria jusque dans sa vie personnelle. Quelle est la véritable identité de cet auteur dont chacun des trois premiers romans s’est transformé en d’énormes succès de librairies ? Avec son visage dissimulé derrière un masque en papier mâché blanc et sa voix trafiquée, il s’est créé un personnage troublant qui hante Internet. Sa chaîne Youtube compte 1,76 million d’abonnés et ses vidéos attirent régulièrement des millions d’aficionados.
Multiples talents
Homme, femme, jeune, vieux... Très peu de personnes savent qui se cachent derrière le pseudonyme Ukestsu signifiant «trou de pluie». The Guardian qui l’a interviewé à distance, nous apprenait en janvier qu’il s’agit d’un homme. Parmi les rares éléments biographiques connus, on sait que parallèlement à son emploi dans un supermarché, le youtubeur a fait ses armes sur le média en ligne à vocation humoristique Omocoro, avec la publication de vidéos confinant à l’absurde. Steaks démesurés suspendus à des pinces à linge sous un ciel menaçant, asperges et pinceaux transformés en doigts sortis d’un pot de terre, séances musicales ou chorégraphies saugrenues composent une production qui révèle un individu aux multiples talents et à la créativité débordante. L’auteur chante, danse et pratique de multiples instruments.
Il met cette créativité au service d’histoires sous forme d’énigmes qui lui ont assuré sa popularité. En 2019, il se met en scène dans une vidéo minimaliste, visionnée par 25 millions de personnes, pour imaginer un récit centré sur l’étrange plan d’une demeure dévoilant d’inquiétantes zones d’ombre. Strange Houses est né. Deux ans plus tard parait un premier roman à la forme singulière. Puis en 2022, Strange Pictures, basé cette fois-ci sur des dessins de victimes, enregistre le même succès.
Vidéo en langue japonaise sous-titrée en anglais
Strange Pictures est le premier ouvrage à avoir été publié en France, en janvier. Si les chiffres sont plus modestes, environ 15 000 exemplaires vendus, la cession des droits à trente pays l’a gratifié d’une résonance internationale. La presse du monde entier s’est entichée du phénomène Ukestu, dont le mystère rappelle ceux qui entourent Banksy, Elena Ferrante ou les Daft Punk. « L’horreur d’Uketsu se transforme en un acte artistique pour bouleverser et inciter le lecteur à la réflexion. Uketsu est un délire », a salué le romancier Roberto Saviano (Gomorra) dans une vidéo publiée sur Youtube.
Passer la publicitéSon talent à concevoir des énigmes fascinantes, voire déconcertantes, est indéniable. L’auteur a créé un univers où s’entremêlent images et texte, traditions ancestrales, modernité, analyses et imaginaire débridé. Ses créations se déclinent quasi naturellement dans le manga, genre parfaitement approprié, que le trait élégant de Kyo Ayano magnifie. Pour l’auteur l’étrange et le mystérieux s’immiscent dans les décors les plus prosaïques, ceux du quotidien.
Il y a une dimension de jeu dans les ouvrages d’Uketsu, ponctués de dessins et de schémas, comme une sorte d’escape game littéraire.
Amana Renhall, traducteur des romans parus au Seuil
Explorant la veine horrifique, l’écrivain imagine des enquêtes basées sur des éléments graphiques détenant la clé de l’énigme. Pour résoudre le mystère, les personnages avancent pas à pas pour échafauder des théories, schémas explicatifs et démonstrations intellectuelles à l’appui. La force et l’originalité d’Uketsu tiennent dans sa savante mise en scène de l’élaboration d’hypothèses tout en invitant le lecteur à participer à une enquête aux multiples rebondissements. L’écriture est simple, la description des personnages réduite au minimum pour laisser toute la place au récit.
«Ukestsu défend une écriture sobre pour inciter les jeunes à aimer la lecture, confie le traducteur du roman Amana Renhall. Il y a une dimension de jeu dans ses ouvrages ponctués de dessins et de schémas, comme une sorte d’escape game littéraire. On raisonne avec lui. Issu du roman classique à énigmes, s’inscrivant dans les pas d’Edogawa Ranpo, auteur du début du XIXe siècle dont il revendique l’influence, Uketsu a su combiner tradition et modernité. Il a un monde à lui, il a trouvé quelque chose».
Son ambition de rendre la lecture accessible a ceux qui s’en sont détourné ne suffit pas à expliquer le fabuleux succès d’Uketsu. «Uketsu illustre cette appétence des Japonais pour ce qui sort de l’ordinaire, le bizarre, souligne Yuki Takanami, éditrice chez Kana qui a publié le manga. Depuis l’enfance les petits Japonais côtoient l’étrange, à travers des récits issus du folklore où une place importante est accordée à l’horrifique, cette peur instinctive de l’inconnu, de ce qu’on ne comprend pas qui au Japon prend la forme des Yokai, des créatures fantastiques très ancrées dans le quotidien. Cette légende, très répandue auprès des jeunes perdure et nourrit constamment la création. Ukestsu a exploité ce terreau qu’il a su moderniser».
«C’est un auteur qui ne ressemble à aucun autre», enchérit Nathalie Fiszman, responsable éditoriale au Seuil qui a sorti les romans. Je n’ai jamais rien lu de semblable. Un jeu littéraire qui en filigrane raconte des choses sur le Japon sous couvert d’énigmes, qui évoque la réalité, parfois âpre, de la société japonaise. Son écriture très simple en apparence fait ressortir des mécaniques froides et des récits terrifiants.»
Passer la publicitéEt l’éditrice d’ajouter : « C’est un véritable virtuose de la construction narrative. Il invite le lecteur à enquêter lui-même et met en scène des personnages qui enquêtent sur des enquêtes, c’est vertigineux ». Si les deux premiers romans d’Uketsu ont révélé des trames narratives extrêmement bien ficelées, le troisième prévu au printemps prochain, présente une intrigue encore plus sophistiquée, « élaborée à partir de 11 récits qui vont parfaitement s’imbriquer », promet Nathalie Fiszman.
The Strange House, tome 1, éditions Kana, 8,10 euros.
Strange Houses, Uketsu, éditions du Seuil, Traduit par Amana Renhall, 19,50 euros.