Marée noire en mer Noire : une catastrophe écologique étouffée par la guerre, que la Russie tarde à assumer

Sur une immense plage au nord d'Anapa, dans le sud de la Russie, Lena ramasse à la pelle de grandes galettes de mazout cachées sous le sable. Lena est une volontaire, arrivée de Saint-Pétersbourg début janvier. Elle porte un masque respiratoire pour se protéger des émanations du fuel lourd échappé des cales des deux pétroliers qui ont sombré dans une tempête le 15 décembre dernier. "Au début, je pensais que l'État allait tout régler, explique la jeune femme, sans emploi actuellement. Et puis j'ai compris que ça ne servait à rien d'attendre que quelqu'un débloque un budget, ou qu'on écrive des pétitions. Je n'avais rien à faire, alors je suis venue ici. Il faut juste se rendre sur place et mettre la main à la pâte." 

Depuis un mois, la région d'Anapa a vu des milliers de volontaires arriver de toute la Russie. Devant la cave prêtée par un vigneron local et transformée à la hâte en hôpital pour oiseaux mazoutés, Olga fait une pause. Peu d'oiseaux sont arrivés dans le centre ces dernières heures. Mais elle craint que les habitants en apportent de nouveaux avec les coups de vents annoncés en mer. Début janvier, il y en avait des centaines. "Nous avons tout installé nous-même, nous sommes des bénévoles, raconte cette trentenaire, réceptionniste dans un hôtel. Et il est clair que nous n'étions pas prêts à ce qu'un si grand nombre d'oiseaux arrive. Ils étaient entièrement recouverts de mazout, seuls leurs yeux étaient visibles. Nous avons travaillé 24 heures sur 24, nous ne dormions pas. Et puis des ornithologues sont arrivés pour nous montrer quoi faire, les protocoles de traitement. Ils ont été géniaux, heureusement qu'ils sont venus."

Un oiseau, victime de la marée noire, soigné par un vétérinaire à Anapa, en janvier 2025. (SYLVAIN TRONCHET / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)

Malgré la mobilisation des volontaires, des milliers d'oiseaux sont morts. La pollution a atteint la baie de Taman où se trouve une réserve ornithologique où des milliers d’oiseaux migrent chaque hiver. Début janvier, des spécialistes estimaient que 80% des oiseaux mazoutés ne pouvaient être sauvés. Au moins 58 dauphins ont également été retrouvés sans vie sur les plages. Mais il est impossible de dresser un bilan clair des conséquences de cette marée noire. Les autorités ne donnent aucune information précise. L'Académie des sciences de Russie a néanmoins admis qu'il s'agit de la pire catastrophe écologique qu'ait connue le pays au 21e siècle.

Du fuel qui ne flotte pas mais coule

Sur la plage où travaillent Lena et une trentaine de volontaires, des milliers de petites tâches noires parsèment le sable. "C'est du mazout, explique Alexandre, qui coordonne le travail de l’équipe. Et si vous avancez de 50 mètres, vous verrez de grandes galettes de mazout, qui ont été recouvertes par le sable. Il est important d'enlever à la fois la couche superficielle et la couche profonde. Parce que, lorsque le temps se réchauffera, le pétrole deviendra liquide et s'écoulera, ce qui sera dangereux pour les animaux et les personnes."

Les deux pétroliers qui ont sombré le 15 décembre dernier transportaient du Fuel "M100", un produit pétrolier lourd, de faible qualité. "Ce fuel se solidifie à une température inférieure à 25°, explique Pavel Petchenkine, du centre opérationnel de la région de Krasnodar. Contrairement à l’essence, il ne flotte pas à la surface mais il coule au fond ou se trouve dans la colonne d’eau. Il est donc très difficile à éliminer, d’autant qu’il n’y a pas eu de catastrophe avec ce type de produit dans le monde."

Ces difficultés, admises par les autorités russes, ne semblent pas les avoir décidées à agir rapidement. Le régime fédéral d'urgence, qui permet au gouvernement de débloquer des fonds pour lutter contre ce genre d'événement, n'a été déclaré que onze jours après les naufrages. Et le 9 janvier, Vladimir Poutine a dû le reconnaître que les mesures prises étaient insuffisantes en sermonnant ses services publiquement. Aussitôt, comme toujours en pareil cas, les responsables locaux et fédéraux ont semblé redoubler d’activité sur les réseaux sociaux et commencé à communiquer tous azimuts. Nommé à la tête de la commission chargée de la lutte contre la marée noire, le vice-premier ministre, Vitaly Saveliev affirmait le 15 janvier depuis Anapa que tous les moyens de l’Etat étaient désormais mobilisés. 

Une plage souillée par des galettes de mazout au nord d’Anapa, en janvier 2025. (SYLVAIN TRONCHET / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)

Mais ce n'est pas ce que constate Roman, qui coordonne des volontaires. "Tout au long du mois de décembre et de début janvier, il y avait beaucoup de volontaires, mais c'était le chaos, on ne savait pas qui devait faire quoi, il n'y avait pas d’organisation, déplore ce jeune homme venu d'Irkoutsk, en Sibérie. Début janvier, on nous a dit que tout le matériel était arrivé et qu'il n'y avait plus besoin de volontaires. Aujourd'hui, nous constatons qu'il n'en est rien, le nombre de volontaires a diminué et dans des endroits aussi reculés que celui-ci, il n'y en a que très peu", constate-t-il en regardant la trentaine de bénévoles qu'il encadre sur une plage de plusieurs kilomètres de long. Alexandre, l’autre coordinateur, ajoute : "Il y a cinq fois moins de volontaires, mais il y a plus d'employés municipaux mis à disposition par les communes.

"Franchement, la motivation des bénévoles et des employés municipaux est très différente. La qualité du nettoyage est très différente."

Alexandre, un des coordinateurs des volontaires

à franceinfo

"Si les bénévoles sont ici du matin au soir et donnent tout ce qu'ils ont… Je ne veux pas dire de mal, mais ce que nous constatons avec les employés municipaux, c’est qu’il reste du mazout quand ils repartent", ajoute Alexandre.

Un traitement bactérien ou chimique nécessaire

Et puis le travail de nettoyage à la pelle et à la main mené actuellement semble dérisoire au regard de l’immensité du littoral souillé par les galettes de mazout. Sur une plage du centre d’Anapa, nous retrouvons Vladimir Kalyaiev, de l’Institut des sciences et de technologie de Moscou. Ce spécialiste des marées noires prend dans sa main une poignée de sable à un endroit où des dizaines de volontaires ramassaient d’énormes plaques de mazout trois semaines avant.

Au bout de quelques instants, des morceaux de couleur noire apparaissent qui commencent à fondre dans sa main. "Après que la pollution principale a été éliminée, plusieurs tempêtes ont ramené de grandes quantités de petits fragments de mazout sur la plage, explique le scientifique. Les gens essaient de de les retirer à la main, mais sans moyens lourds, par exemple un traitement bactérien ou un produit chimique, il n'y a actuellement aucune perspective que la plage redevienne aussi propre qu'elle ne l'était", affirme-t-il. Derrière lui, quatre volontaires s’affairent avec un tamis pour essayer patiemment de retirer des boulettes de fuel…

Sur une plage d’Anapa, en janvier 2025, des filets sont disposés le long de la mer pour tenter de contrôler les rejets de mazout. (SYLVAIN TRONCHET / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)

En lien avec les autorités, Vladimir Kalyaiev teste certaines solutions actuellement pour atténuer les conséquences de la marée noire. Derrière lui, des filets tendus à la lisière de l’eau, permettent d’arrêter des petites particules de mazout sans cesse rapportées par les vagues. Mais comment protéger des centaines de kilomètres de littoral potentiellement concernés ? La pollution a déjà atteint les côtes de la Crimée, le sud de l’Ukraine occupée en mer d’Azov et certains spécialistes estiment qu’elle ne tardera pas à arriver sur les côtes géorgiennes, voire turques. Et la réponse des autorités russes ne semble pas à la hauteur.

En parcourant des dizaines de kilomètres de côtes, nous n’avons vu que très peu d’engins de déblaiement et les spécialistes manquent. Arthur, un volontaire venu de Moscou nous raconte comment il a réussi, avec quelques amis, à financer la venue d’ornithologues sur place. "Nous avons réussi à récolter 1 500 000 roubles (environ 15 000 euros) pour payer leurs salaires, explique ce jeune homme qui travaille dans l’informatique. C’est vrai, nous passons au-dessus de l’Etat, mais je pars du principe que les animaux n’attendent pas de savoir qui paiera les fonctionnaires."

De nouvelles fuites sur les images satellite

Le 20 janvier, plus d’un mois après la catastrophe, le pompage des citernes de l’épave d’un des deux pétroliers a enfin débuté. Cette moitié d’épave était pourtant échouée à la côte et assez facile d’accès. L’autre partie du tanker se trouve elle au fond de l’eau, de même que l’autre pétrolier, qui s’est brisé en deux pendant la tempête du 15 décembre. A eux deux, ils transportaient 9 000 tonnes de mazout. Les autorités russes affirment qu’environ un quart s’est déversé dans la mer, mais que le reste est toujours à l’intérieur des cales.

Une version mise en doute par l'activiste écologique russe en exil, Evgueni Simonov. "Aucun expert indépendant n'a été autorisé à aller au fond de l'eau, enrage ce chercheur, membre du groupe de travail sur les conséquences environnementales de la guerre en Ukraine. On nous dit qu'il n'y a pas de fuite, et puis nous voyons sur les images satellites que de nouvelles nappes de fuel remontent à la surface. Cela signifie que tout ce qui a été nettoyé sur le rivage d'Anapa sera anéanti par l’arrivée d'une nouvelle nappe de mazout frais." Le 21 janvier, de nouvelles fuites de mazout ont été signalées en mer d’Azov par le centre opérationnel de Kouban, qui a décidé d’élargir la zone de surveillance.

Un groupe de volontaires sur une plage au nord d’Anapa, en janvier 2025. (SYLVAIN TRONCHET / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)

Le manque de transparence des autorités russes est flagrant, jusque dans la recherche des causes de la catastrophe. La presse russe a pourtant raconté que les tankers Volgoneft 239 et Volgoneft 212 avaient plus de 50 ans, qu’ils avaient été conçus pour naviguer sur les fleuves ou en mer par conditions calmes. L’un comme l’autre aurait dû être réformés depuis longtemps. L’un d’eux avait même perdu récemment son certificat de navigabilité d’après le quotidien Izvestia. Les deux navires faisaient-ils partie de la "flotte fantôme" utilisée par la Russie pour exporter son pétrole en contournant les sanctions ? A la Douma, le 15 janvier, le député communiste Nikolaï Kolomeitsev a réclamé l’ouverture d’une commission d’enquête sur le sujet. Son initiative a été bloquée par le parti au pouvoir, Russie unie.