VRAI OU FAUX. Crise à Mayotte : la restriction du droit du sol peut-elle être une mesure efficace pour freiner l'immigration illégale ?
Restreindre le droit du sol à Mayotte pour contenir l'immigration illégale. Dans un contexte de forte pression migratoire sur une île où près d'un habitant sur deux est de nationalité étrangère selon l'Insee, voilà l'objectif affiché d'une proposition de loi des Républicains (LR), examinée à l'Assemblée nationale jeudi 6 février. Le Premier ministre, François Bayrou, a une nouvelle fois déclaré qu'il était favorable à une telle restriction, lundi, dans une interview sur LCI. Tandis qu'en février 2024, Gérald Darmanin, alors ministre de l'Intérieur, avait réclamé l'abrogation du droit du sol à Mayotte.
Dans le droit français, un enfant né en France de parents étrangers acquiert automatiquement la nationalité française à sa majorité. Il peut aussi l'acquérir à partir de l'âge de 13 ans, s'il peut justifier de cinq ans de résidence sur le territoire français, depuis l'âge de 8 ans. Et ce, quel que soit le statut administratif de ses parents. Mais cette possibilité d’accéder à la nationalité française est déjà restreinte à Mayotte. Depuis la loi du 10 septembre 2018, dite "loi Collomb" ou "loi Thani", cette acquisition n'est possible qu'à condition que l'un des deux parents ait résidé en France de manière légale et "ininterrompue pendant plus de trois mois" avant sa naissance. La proposition de loi des Républicains vise à étendre ces conditions restrictives aux deux parents et à allonger cette durée à au moins une année.
Il est "impératif de stopper l'attractivité de Mayotte pour les flux migratoires", expose leur texte. "Le droit du sol, dans sa forme actuelle, joue un rôle d'aimant en attirant des populations en situation irrégulière" en provenance de l'archipel voisin des Comores, assurent les auteurs. De son côté, la députée Liot de Mayotte, Estelle Youssouffa, évoque même des "bébés papiers" pour désigner les enfants de femmes comoriennes venant accoucher dans le département français. Mais la restriction du droit du sol, également soutenue par nombre d'élus mahorais, peut-elle être vraiment efficace pour endiguer l'immigration clandestine ?
L'efficacité de la réforme de 2018 reste à prouver
"Il n'y a pas eu d'étude d'impact visant à mesurer les effets de la réforme de 2018", souligne François Hermet, maître de conférences en sciences économiques à l'université de La Réunion. "Si l'on durcit une loi qui n'est pas efficace au départ, cela n'apportera pas plus d'efficacité dans la lutte contre l'immigration clandestine", juge-t-il. Il n'existe pas non plus d'enquête sur les motivations des migrants clandestins, en grande majorité comoriens.
"L'attractivité de notre droit de la nationalité relève assez largement du mythe", estiment aussi plusieurs professeurs de droit public dans une tribune publiée dans Le Monde en février 2024, critiquant l'abrogation du droit du sol à Mayotte. "Est-ce qu'on prend la mer pour aller donner naissance sur le territoire mahorais, pour que, treize ans plus tard, l'on puisse demander la nationalité française pour son enfant ? Cette stratégie existe-t-elle seulement ?", interroge Jules Lepoutre, professeur de droit public à l'Université Côte d'Azur et coauteur de la tribune.
Depuis cette réforme de 2018, le nombre d'acquisitions de la nationalité française à Mayotte "par naissance et résidence" a chuté de 72%, passant de 2 829 en 2018 à 799 en 2022, selon le ministère de la Justice. Mais plusieurs indices montrent que la dynamique migratoire n'a pas changé : les trois quarts des bébés nés en 2023 ont une mère étrangère, souvent comorienne, même si 53% d'entre eux ont au moins l'un de ses parents français, selon l'Insee. Par ailleurs, la même année, 8 669 étrangers en situation irrégulière ont été interpellés en mer, soit une hausse de 128% par rapport à 2020, selon la préfecture de Mayotte (PDF).
Pour Marie-Laure Basilien-Gainche, professeure de droit public à l'Université Jean-Moulin Lyon 3 et coautrice de la tribune, une nouvelle restriction aurait pour effet "d'augmenter le nombre d'irréguliers déjà présents" à Mayotte, anticipe-t-elle, sans pour autant juguler l'immigration. Aux yeux de la juriste, les critères imposés par la réforme de 2018 étaient déjà quasi impossibles à satisfaire pour l'accession à la nationalité française. "Les migrants originaires des Comores ou de l'Afrique des Grands Lacs arrivent quasiment tous en situation irrégulière ; il est pour eux très difficile d'obtenir un titre de séjour et une régularisation", souligne auprès de franceinfo Marie-Laure Basilien-Gainche.
"Les élus font du droit à Mayotte afin de faire de la politique en métropole."
Marie-Laure Basilien-Gainche, professeure de droit publicà franceinfo
En devenant le 101e département français en 2011, avec la perspective d'une amélioration de ses infrastructures, Mayotte a connu "une accélération du phénomène migratoire", observe Frédéric Hermet. La population mahoraise a augmenté de 3,8% en moyenne par an entre 2012 et 2017 (contre 0,5% pour la moyenne nationale), avec un solde migratoire légèrement positif sur cette période. Les nombreuses arrivées de migrants illégaux sont en général compensées par les nombreux départs de natifs mahorais, notamment vers l'Hexagone. Finalement, l'aspect migratoire ne contribue qu'à hauteur de 0,5% dans l'accroissement de la population, selon l'Insee. L'île comptait 321 000 habitants en janvier 2024. Près d'un habitant sur deux était de nationalité étrangère en 2017, selon cette même source, mais seulement 11,6% de la population de l'archipel était titulaire d'un titre de séjour en 2023, d'après le ministère de l'Intérieur.
Un "eldorado de proximité"
Pour la plupart des spécialistes interrogés par franceinfo, l'immigration comorienne est motivée par un aspect économique. "Le seul appel d'air avéré dans les flux migratoires, c'est le différentiel économique", tranche auprès de franceinfo le socio-démographe François Héran, directeur de l'Institut Convergences Migrations (ICM).
Depuis que l'ancienne colonie de Mayotte a décidé de rester française lors d'un référendum d'autodétermination en 1974, les écarts se sont progressivement creusés entre le département français et ses trois îles voisines qui composent l'archipel des Comores. "La présence d'équipements publics (écoles, hôpitaux…) attire de nombreux migrants, notamment en quête de soins", constate l'ethnologue Amélie Barbey, qui qualifie Mayotte d'"eldorado de proximité" dans un article de la revue Hommes & Migrations de 2009. En 2022, le PIB par habitant à Mayotte (11 579 euros selon l'Insee) était huit fois supérieur à celui des Comores (1 414 euros selon la Banque mondiale).
"Mayotte est riche parmi les pauvres, et pauvre parmi les riches."
François Hermet, professeur en sciences économiquesà franceinfo
Un rapport d'information sénatorial (PDF) de 2021 sur Mayotte détaille ses facteurs d'attractivité : sa situation géographique, l'île étant située à 75 km de sa voisine comorienne d'Anjouan, "l'écart de développement de niveau de vie", la stabilité politique et certains aspects culturels communs. "La permanence des liens familiaux, linguistiques et culturels" de l'ancienne île comorienne facilite "les conditions pratiques d'une telle émigration", estime l'ambassadeur de France aux Comores, Sylvain Riquier, dans ce rapport. Autant de motifs qui dépassent la seule obtention de la nationalité française.
Des points communs entre archipels voisins
Pour autant, si les migrants comoriens n'ont probablement "aucune idée du droit applicable", "ils savent que leurs enfants ont une chance de devenir français, d'avoir un avenir meilleur. Ils réussissent à scolariser leurs gamins sur l'île. Il y a des étudiants d'origine comorienne qui, au bout de deux générations, atteignent l'enseignement supérieur", illustre auprès de franceinfo Serge Slama, professeur de droit public à l'Université Grenoble-Alpes et cosignataire de la tribune du Monde.
"S'agissant des Comoriens à Mayotte, il est difficile pour moi de parler de migrants étrangers, dans la mesure où rien ne les distingue, si ce n'est que certains se retrouvent sur ce territoire avec la nationalité française et d'autres, pas", explique à franceinfo l'ethnologue Sophie Blanchy, évoquant plusieurs points communs : la langue comorienne, la religion musulmane et la conception de la parenté. Pour la directrice de recherche émérite au CNRS, la restriction du droit du sol n'aura aucun effet dissuasif.
"Cette restriction est soutenue par les politiques mahorais pour calmer leur électorat. Ils savent que ça ne changera rien. Tout le monde le sait à Mayotte."
Sophie Blanchy, ethnologueà franceinfo
Il existe par ailleurs aux Comores d'autres facteurs incitant à l'émigration, assez anciens. Sophie Blanchy évoque la surpopulation de l'île comorienne d'Anjouan, ainsi que l'expulsion de paysans de leurs terres agricoles pendant la colonisation. A cela, s'ajoute une instabilité politique survenue après l'indépendance du pays, avec une succession de coups d'Etat. Depuis 1999, un régime autoritaire s'est installé, chapeauté par le colonel-président Azali Assoumani.
"Cette considération du droit des étrangers ne prend pas en compte la réalité migratoire dans ses configurations géographique, sociale et économique", déplore Marie-Laure Basilien-Gainche. "Je ne vois pas en quoi la modification de l'accès au droit du sol va supprimer le différentiel de niveau de vie entre les Comores et Mayotte". De l'avis des spécialistes, la solution se trouve plutôt du côté du développement économique du pays voisin.