Succession du pape François : dans les coulisses des conclaves, entre larmes, cognac et petits arrangements
L'histoire se répète depuis de nombreux siècles. Après la mort du pape François le 21 avril, un conclave s'ouvre, mercredi 7 mai, dans la chapelle Sixtine. Les cardinaux électeurs s'y enfermeront jusqu'à l'élection du nouveau chef de l'Eglise catholique. Le scrutin à huis clos doit débuter dans un délai fixé entre 15 et 20 jours à partir de la vacance du Saint-Siège, selon la constitution apostolique Universi Dominci Gregis qui ritualise cette élection. Les 133 cardinaux électeurs doivent désigner l'un des leurs comme nouveau pape à la majorité des deux tiers.
Pour quelles raisons les cardinaux se cloîtrent-ils ? Il faut remonter au XIIIe siècle pour trouver l'origine de cette tradition. A l'époque, la population prend l'habitude d'enfermer les prélats pour accélérer l'émergence d'un nouveau pape. Mais le déroulement du conclave (qui vient du latin cum clave, "avec la clé") sera codifié après l'élection de Grégoire X, en 1271, au bout de trois ans de disputes et de tergiversations entre cardinaux français et italiens, à Viterbe, en Italie. A l'époque, la tradition veut que l'élection se déroule dans la ville où le souverain pontife est mort, rappelle le blog Le fil de l'Histoire.
Excédées par le blocage, les autorités locales choisissent la manière forte. Elles auraient alors cantonné les hauts dignitaires de l'Eglise au pain sec et à l'eau, scellé les portes du palais épiscopal, puis aurait même retiré le toit du bâtiment. "On les a enfermés une bonne fois pour toutes, et on leur a dit : 'Maintenant, vous allez vous mettre d'accord'", confirme Bernard Lecomte, auteur de nombreux livres sur l'histoire du Vatican.
Les larmes de Jean-Paul II
Depuis cette époque, le confort de la maison Sainte-Marthe, au Vatican, où résident les cardinaux électeurs pendant le conclave, a été largement amélioré, tout comme les repas. Certains prélats ont parfois même introduit un peu d'eau-de-vie dans les lieux. A la veille de son élection, le futur Jean XXIII (1958-1963), aurait ainsi chassé ses angoisses avec du cognac apporté par un confrère, assure L'Orient le jour, citant le vaticaniste Franco Pisano.
Avec ou sans alcool, l'histoire mystérieuse des conclaves a été émaillée de grandes surprises et de petits arrangements, des "combinazioni", comme disent les Italiens. Toutes les manœuvres ne sont d'ailleurs pas révélées puisque les cardinaux jurent de garder le secret sous peine d'excommunication, selon une règle édictée par le pape Jean-Paul II (1978-2005) en 1996. Mais comme dans le film Conclave d'Edward Berger, les intrigues s'invitent régulièrement au sein de la Curie romaine. "L'élection d'un pape, cela reste quelque chose d'humain. Même si cela concerne environ 1,4 milliard de fidèles, le nœud va parfois être défait par sept ou huit cardinaux", observe Bernard Lecomte.
"Il y a des cardinaux qui rêvent de devenir pape, d'autres qui sont terrorisés à l'idée d'être élu. Et puis, on peut toujours faire des petits arrangements de couloir, il y a parfois des évidences qui s'imposent."
Bernard Lecomte, journaliste et écrivainà franceinfo
Les bookmakers du Vatican ont en tout cas vu juste à plusieurs reprises, comme en mars 1939. "A la mort de Pie XI [1921-1939], son secrétaire d'Etat, le cardinal Pacelli, était le papabile le plus évident, désigné par Pie XI lui-même comme celui qu'il aimerait voir lui succéder. Pacelli sera facilement élu et prendra le nom de Pie XII [1939-1958] en signe de continuité et de fidélité", confie l'historien Yves Chiron au magazine Famille chrétienne. "En 1939, le monde entier entend le bruit des chars allemands, et donc tout le monde est prêt à élire Pacelli, un super diplomate et un très bon connaisseur de l'Allemagne", explique aussi Bernard Lecomte. Le silence du même Pie XIl sur la Shoah pendant la Seconde Guerre mondiale est toutefois dénoncé par certains chercheurs et la communauté juive comme une complicité passive.
Quelques années plus tard, en 1963, le futur Paul VI (1963-1978) s'impose lui aussi comme un choix de raison, alors que l'Eglise se divise au sujet du concile Vatican II, une réforme qui tente de moderniser l'Eglise catholique, avec notamment l'abandon presque général de la messe en latin. "Quand Jean XXIII meurt, tout le monde se dit qu'on court à la catastrophe et Paul VI tient l'avenir du concile à bout de bras", explique encore l'auteur du livre Tous les secrets du Vatican. Paul VI est l'un des rares papes à ne pas avoir pleuré avant de revêtir la soutane blanche, raconte Le Point. A l'inverse, "Jean-Paul II écoutait son nom se répéter au fur et à mesure des scrutins, pris de vertiges, la tête dans les mains et les larmes aux joues", assure l'hebdomadaire. D'ailleurs, au fond de la chapelle Sixtine, une minuscule chapelle de 9 m2 porte le nom de "chambre des larmes". Après avoir été élu, le Saint-Père se recueille dans cette petite pièce, avant d'endosser ses nouveaux habits.
"La majorité des conclaves se termine par une surprise"
En 2005, Joseph Ratzinger n'a peut-être pas pleuré, mais il ne voulait pas devenir pape, assure Bernard Lecomte : "Cela ne l'intéressait pas du tout, ce n'était pas un homme habitué à parler à la foule. Pourtant, à Rome, beaucoup étaient convaincus qu'il allait être élu…" Cela n'a pas empêché les tractations dans les couloirs du Vatican.
Le pape François a lui-même raconté dans un livre les coulisses de cette élection. "Dans ce conclave – le fait est connu – on m'a utilisé", raconte le pontife argentin dans Le Successeur. Mes souvenirs de Benoît XVI. Il explique alors avoir obtenu 40 voix sur 115, un bon tiers suffisant pour barrer la route de l'Allemand. "La manœuvre consistait à mettre mon nom, bloquer l'élection de Ratzinger et ensuite négocier un troisième candidat différent. On m'a dit, plus tard, qu'ils ne voulaient pas d'un pape étranger, raconte le jésuite argentin, selon le quotidien Il Messaggero. Quand je m'en suis rendu compte dans l'après-midi, j'ai dit (...) : 'Ne jouez pas avec ma candidature, parce qu'à ce moment-là, je dirai que je n'accepte pas, hein ? Laissez-moi là.'" Et finalement, l'annonce "Habemus papam" a été suivie du nom de Benoît XVI (2005-2013).
"C'était une manœuvre à tous les égards. L'idée était de bloquer l'élection du cardinal Joseph Ratzinger."
Le pape Françoisdans "Le Successeur. Mes souvenirs de Benoît XVI"
A de rares exceptions comme Benoît XVI, mieux vaut ne pas être le favori. "Un proverbe dit : 'Qui entre pape au conclave en sort cardinal'", rappelle Eric Lebec, auteur d'une Histoire secrète de la diplomatie vaticane. "Depuis le XIXe siècle, la grande majorité des conclaves se termine par une surprise, ajoute Bernard Lecomte. En général, il y a un favori, plutôt conservateur, et forcément un autre cardinal considéré comme progressiste, ou plutôt moins conservateur. Et à chaque fois, l'Eglise s'inquiète, car elle a peur d'être cassée en deux." Par exemple, en 1978, lors de l'élection de Jean-Paul II, deux cardinaux étaient favoris : l'archevêque de Gênes, Giuseppe Siri, réputé conservateur, et Giovanni Benelli, archevêque de Florence, plus libéral. "L'Eglise se dit qu'avec Siri, on va revenir sur le concile, et qu'avec Benelli, on va se priver des conservateurs, raconte Bernard Lecomte. Et là, un cardinal va proposer en compromis le nom de Karol Wojtyla [Jean-Paul II]."
Malheur aux favoris
Jean XXIII, en 1958, n'était pas non plus le favori, mais il a été vu comme un pape de transition. "Il avait pris sa retraite, on disait que le 'brave Roncalli' n'était pas au niveau. Bref, personne ne se disait qu'il allait être pape", explique Bernard Lecomte.
"On a élu Jean XXIII en se disant qu'il était vieux, qu'il n'allait pas rester longtemps, que ça donnerait le temps de réfléchir. Sauf qu'il a lancé le concile Vatican II, la plus grande réforme de l'Eglise au XXe siècle."
Bernard Lecomteà franceinfo
De même, en 2013, Benoît XVI, après avoir renoncé à sa charge, "n'avait certainement pas prévu que le cardinal Bergoglio [le futur pape François] lui succèderait. Il avait plutôt imaginé l'archevêque de Milan, Angelo Scola, comme successeur", estime Eric Lebec. "Benoît XVI a déjà influencé l'issue" du conclave, confiait à l'époque le vaticaniste Bruno Bartoloni, rappelant que nombre de cardinaux avaient été choisis par Joseph Ratzinger. Trois cardinaux réputés conservateurs sont alors considérés comme favoris. En plus de l'Italien Angelo Scola, le Canadien Marc Ouellet et le Brésilien Odilo Scherer sont sur la ligne de départ.
Mais tout se joue avant le conclave, lors des "congrégations générales", sorte de réunions préparatoires, où Jorge Mario Bergoglio prononce un discours qui fait forte impression, selon le récit du journaliste Gérard O'Connell dans l'ouvrage L'histoire secrète du conclave qui a changé l'Histoire (Artège, 2020). Dans le même temps, la cote de popularité des trois favoris s'effrite et, finalement, après deux jours et cinq tours de scrutin, le pape François est facilement élu. "Il a marqué des points quand il a pris la parole, et ça s'est fait un peu comme ça, parce qu'il est apparu comme le plus sage", commente Bernard Lecomte.
Les discussions n'attendent pas toujours la mort du pape. Dans les mois qui ont précédé celle de François, une atmosphère de pré-conclave s'est installée dans les coulisses et les chapelles du Vatican, largement alimentée par les opposants au jésuite argentin. Il a fait face au cours de son pontificat à de violentes critiques internes en raison de certaines réformes, comme l'interdiction de la messe en latin ou l'ouverture des bénédictions aux couples de même sexe. Reste que le collège des cardinaux électeurs a été très largement nommé par François ces dernières années, suffisamment pour permettre au conclave de déboucher sur une nouvelle surprise.